La Pêche et les Poissons : toute une histoire

Par Numa Marengo

Votre revue préférée fête ses quatre-vingt-dix ans.

Bientôt centenaire, et toujours aussi alerte ! Je vous propose donc, un voyage dans le temps, en feuilletant quelques anciens numéros… 

Nous allons d’abord faire un bond de plus de trente ans en arrière, puis à nouveau reculer de trois décennies.

J’espère ainsi vous montrer les continuités et ruptures de La Pêche et les Poissons, une structure d’historicité qui peut selon moi être esquissée par quelques exemples bien choisis.

Il y aura donc un parti pris épistémique de ma part : traiter avec une égale dignité archivistique articles et publicités.

Enfin, nous découvrirons un numéro de l’immédiate après-guerre que j’ai trouvé très intéressant lui aussi. 

N°545 Octobre 1990 :

Remontons doucement dans le temps avec un numéro de l’année quatre-vingt-dix. A cette époque, c’est la pêche au coup qui fait recette. Au point que la couverture ne montre ni pêche ni poisson, mais un événement halieutique (un championnat mondial de pêche au coup), dont le rédacteur en chef de l’époque, Daniel Maury, pensait donc qu’il attirerait le lecteur.

La couverture du n°545 d’octobre 1990

Il est difficile aujourd’hui d’imaginer une couverture sans poisson, simplement à charge de héler le chaland vers la lecture d’un report de compétition. Sans doute est-ce là le meilleur signe que la pêche au coup, hégémonique à l’époque, remplissait la pratique de la pêche hexagonale d’une dimension populaire très forte, et qui la rapprochait du cyclisme. 

Une page de publicité du n°545

On trouve d’ailleurs à l’intérieur du numéro des publicités pour le légendaire K-way ou l’Opel Corsa. La pêche du début des années quatre-vingt-dix, beaucoup plus monolithique, se trouvait aussi plus facile à appréhender en tant que marché.

Voyez l’époque : on pouvait encore y lire Henri Limouzin, la rubrique carpe n’en était qu’à ses débuts, EDF avait développé sur Atari un jeu éducatif où le joueur incarne un saumon…

Imaginez que la Maison de l’Eau et de la Pêche d’Ornans faisait savoir dans ces colonnes qu’elle lançait une formation pour devenir accompagnateur guide de pêche — la première !

Enfin, si l’une des informations qui ne passaient pas inaperçue, était un nouveau record du monde, il s’agissait de quinze jours de pêche non-stop. Au coup, évidemment. Aussi, ce qui faisait l’unité de la pêche, ce n’était pas tant l’unicité de sa pratique que les habitudes de ses pratiquants : le même lecteur, au gré des saisons était pêcheur de truite, de carpe, de gardon… 

« on était vraiment dans l’ethos journalistique »

Cela ne restera pas longtemps ainsi. Mais il était encore assez simple d’atteindre une cible bien identifiée et homogène avec une publicité relativement rudimentaire, à l’image de Water Queen qui proposait un visuel à mi-chemin entre la grande tentative et l’avortement de cette audace, et qui relève à la fin davantage de l’informationnel que tu communicationnel (mais qui devait tout à fait faire le job à l’époque). 

Publicité de Water Queen

A l’inverse, chez Mepps, on ne plaisantait pas avec la communication.

A une époque où pêcher au leurre voulait dire pêcher ou avec un Rapala ou avec une Mepps (ou avec un poisson d’étain), les enjeux étaient importants à chaque nouveau lancement de produit.

Dans cette réclame qui se veut ressembler à un article du magazine (une ficelle inventée par Ogilvy lui-même, le père de la publicité), Mepps défend en fait sa technologie en mots choisis : oui, car le terme de « biomécanique » ne date pas d’hier (l’idée est en fait aussi vieille que Descartes), et déjà à l’époque avait surtout pour visée d’en mettre plein la vue à son interlocuteur. Si ça fait scientifique c’est que ça doit l’être peu ou prou, si ça l’est un peu alors ça l’est pour de vrai — voilà le ressort.

Je vous laisse admirer le travail d’orfèvrerie en communication. Pour l’époque, c’est admirable. 

Les années 1961 et 1962 :

Trente années plus tôt, au début des années soixante, on s’enthousiasmait pour les cannes Georges, des cannes « japonaises » aux matières premières inouïes, puisqu’il s’agirait « des plus célèbres plantations de phragmite ». Ni plus ni moins que du bambou, et déjà avec cet argument que les matériaux japonais seraient meilleurs que les autres. 

Couverture du n°162 de Juillet 1961 avec une canne en bambou

Même permanence des formes s’agissant des mythes halieutiques les plus tenaces : de la même manière que vous pouvez encore lire dans certains catalogues qu’une canne longue vous offre un meilleur bras de levier (alors que plus la canne est longue, plus c’est le poisson qui en bénéficie), le moulinet à tambour fixe Week-end 600 possédait un bras de manivelle télescopique.

Pourquoi faire, me direz-vous ? Réponse du fabricant : « Courte, elle permet de récupérer plus vite, elle a plus de puissance ». Nuls en physique, excellents en com — nos commerçants n’ont pas changé. 

« entre Michel Duborgel et Henri Limouzin le monde avait changé : il n’était plus possible de jeter un regard synoptique sur la pêche »

Toujours au niveau des encarts, un mécène dans une annonce similaire se propose de sponsoriser toutes les sociétés de pêche, « sans distinction d’importance » (i.e. quel que soit le nombre de leurs adhérents). Mais qui est ce bienfaiteur nommé Rapha ? Il s’agit en fait d’un vin, « doux et naturel », dont le négociant envoyait à tous les concours de pêche quelques échantillons de ce breuvage et faisait même passer de la publicité pour cela. Belle époque ! 

J’en étais là de mes pérégrinations dans ce numéro de l’année soixante-et-une, quand je commençais à feuilleter les articles de fond : coup en canal, pêche en mer… alors je tombai sur le premier article mouche, signé Michel Duborgel.

De la même manière qu’il y eut Henri Limouzin, il y eut avant lui Michel Duborgel. Il est très émouvant de lire directement dans une publication de l’époque, sur ce papier jauni, les mots d’un homme qui a été un maître pour toute une génération.

D’ailleurs, en le lisant, on constate tout ce qui le sépare d’Henri Limouzin : Duborgel était un encyclopédiste, son souci à lui était l’inventaire du savoir halieutique disponible. Il écrivait dans le style d’un dictionnaire savant, avec cette recherche d’exhaustivité qui alourdissait parfois un peu le style.

Henri sera plus aérien. Conteur virtuose, Henri ne disait le plus souvent rien de nouveau, mais il le disait d’une manière nouvelle ou disons renouvelée. Il faut bien comprendre en effet qu’entre Michel Duborgel et Henri Limouzin le monde avait changé : il n’était plus possible de jeter un regard synoptique sur la pêche, de la faire tenir dans les pages d’un ouvrage, si épais soit-il ; il s’agissait au contraire de ne pas se faire déborder par la nouveauté.

La pêche de la carpe débarque en France ? Vite : francisons les termes. Les nouvelles techniques de pêche au leurre ? Il faut sauver la monture Drachko. Etc. Quand Duborgel inventorie, Limouzin circonscrit.

Brochets et sandres

En parlant de monture Drachko, les années soixante n’échappent pas à l’activité favorite des sociétés : produire des boucs-émissaires.

A l’époque, ce n’était pas le cormoran mais le héron, ni non plus le silure mais le sandreLa Pêche et les Poissons va alors prendre vigoureusement la défense de ce poisson, quoiqu’avec certaines maladresses, comme quand la rédaction argue, à l’encontre de la férocité supposée du sandre, qu’« ils ne s’attaquent pas uniquement aux poissons vivants ». Notez la puissance de l’argument… 

A l’époque, le record du sandre était déjà de plus de dix kilos, il existait donc une recherche spécifique de ce poisson par des spécialistes.

Lisez ceci : « Les meilleurs mois sont juillet et août, mais le sandre reste actif jusqu’en novembre. » Vous ne rêvez pas, et je vais vous dire mieux : ils disaient vrai. Le sandre n’est pas un poisson très actif par eaux froides, simplement avec le temps avons-nous développé des techniques (comme la verticale) redoutables pour décider des sandres posés près du fond. La principale différence, à mon avis, appert au détour d’une phrase du même article : « Que l’activité majeure du sandre soit crépusculaire ou nocturne n’est pas prouvée ». Le jour où nous pourrons pêcher de nuit les sandres, nous retrouverons les pêches estivales de nos aînés. 

« la pêche au coup concentre tout le polemos de l’époque »

Autre question qui se posait déjà : la disparition du brochet. Comme dans d’autres publications dès le XIXè siècle, on constate ou croit constater une raréfaction du brochet. Et comme au XIXè siècle, la faute est imputée aux pêcheurs eux-mêmes, ou plutôt à une frange de ceux-ci : « Il y a vingt ou trente ans, les pêcheurs de brochet avaient à cœur de se montrer sportifs. Ils visaient à la capture de grosses pièces et remettaient à l’eau les brochetons de moins d’un kilo. »

Propos que l’on peut copier-coller à toutes les époques, avec à chaque fois pour variation ces petits ajustements qui se veulent miraculeux : « Il serait souhaitable que la taille minimum soit portée de 40 à 50 cm. » Enfin, si l’article précise que le brochet ne mange pas l’équivalent de son poids en ration journalière, il est préconisé de déverser massivement du brochet dans les rivières pour éradiquer le hotu.

Hotu dont la prolifération (réelle) relevait certainement des mêmes causes que la raréfaction du brochet, et qui montre que les pêcheurs écrivent toujours une histoire naïvement internaliste de leur passion. 

Truite et black-bass

La truite est évidemment à l’honneur dans de nombreuses pages, pêche et protection alternes, avec un fort ascendant des techniques aux appâts naturels, toc et vairon casqué.

Mais à y regarder de plus près, l’impression laissée par la lecture de l’édition de quatre-vingt-dix se conforte ici : la pêche reine, c’est la pêche au coup. Et cela se voit au fait qu’elle concentre aussi tout le polemos de l’époque : ainsi Duborgel de commenter avec beaucoup d’ironie le débat « entre partisans des plombs sphériques et des plombs cylindriques Styl ». Facebook avant Facebook ! 

Le paradoxe apparent de ces publications du début des années soixante, c’est qu’elles sont plus modernes sous bien des aspects que certaines éditions plus tardives de La Pêche et les Poissons : pas ou peu de recette de cuisine, un tableau d’honneur (les belles prises) réduites à des poissons effectivement remarquables, etc.

Mais inutile de se précipiter sur l’arsenal des jugements moraux : pour ce qui est des belles prises, par exemple, on comprend la sélection à la difficulté d’accès à la photographie : on ne trouvait pas un bon appareil comme cela. Une séance se préparait, on ne photographiait donc que les poissons proprement extra-ordinaires. 

« en cette année quarante-neuf, le tambour fixe était LA révolution qui faisait couler presque toute l’encre »

J’ai enfin trouvé dans un numéro de septembre soixante-deux un article sur la pêche… du black-bass. J’avais déjà eu sous les yeux un article de la PQR qui s’inquiétait, tout de suite au lendemain de la libération, d’une Saône « infestée » de black-bass (c’est un truc bien français que, quand il y a du poisson, il y en forcément trop, comme si le Français n’avait pas peur de manquer, mais de ne pas pouvoir tout manger).

L’article s’ouvre ainsi : « Connaissez-vous ces nouveaux vers en matière si souple qu’ils frémissent au plus léger frôlement de l’index, celui-ci ayant même l’impression d’un contact avec une peau moite comme celle d’un vrai ver ? » Ça laisse rêveur… d’autant plus que l’auteur n’est là aussi nul autre que Michel Duborgel lui-même. 

Duborgel effectua en effet quelques tests de ce worm en mer, qui lui firent conclure que « malgré leur consistance absolument semblable à celle d’un véritable vérot, les poissons « ne remettent pas ça » aussi facilement qu’on pourrait le croire et que, malgré une imitation parfaite à nos yeux, ces vers restent quand même des leurres, c’est-à-dire une matière morte dont le pouvoir attractif ne réside que dans la façon dont on l’anime. » Et cette façon de l’animer est tout à fait celle qu’un basser moderne emploierait pour utiliser un Senko dans les trouées des herbiers.

Enfin La Pêche et les Poissons parlait de pêche en mer et de pêche de la carpe, mais à cette époque la puissance des poissons de mer et le poids des carpes posait un réel problème pratique : les pêcheurs de carpe de l’époque voyaient en une carpe de deux kilos une belle prise, ils parlaient de nylon de vingt-cinq centièmes pouvant mater une bête de six kilos, etc. Un autre monde. Imaginez alors comme je jubilais quand on me présenta un numéro plus ancien encore d’une décennie ! 

N°36 – juin 1949

J’ai eu la chance, grâce à Arnaud Landrieu qui me l’a prêté, de pouvoir consulter un numéro de La Pêche et les Poissons datant de l’immédiat après-guerre. Ce qui saute aux yeux, c’est qu’il n’y avait pas beaucoup moins de réclames qu’aujourd’hui.

Mais celles-ci étaient massivement émises par les détaillants plutôt que par les fabricants et distributeurs. Il faut dire que les arguments technologiques n’étaient pas légion, et si Pezon&Michel vantait par deux fois dans le même numéro son moulinet Luxor, on ne trouve guère qu’une seule canne arborant une différence technique, à savoir la Durandal, une canne en Zicral (un alliage d’aluminium) censée avoir « la résistance de l’acier, l’action du bambou »).

Sans surprise, le bambou refendu garda la côte, et surtout sa version ultra haut-de-gamme en « bambou refendu renforcé » grâce au « Spiro-ligator » et en « Nervodur ». On n’a pas attendu le pictogramme pour délirer les arguments pseudo-technologiques ! 

Deuxième fait saillant : on était vraiment dans l’ethos journalistique.

L’éditorial traite de la nomination au Service de la Pêche d’un certain monsieur Charpy, et le premier article accuse de détournement d’œufs de saumon importés de Norvège à des fins de nourrissage pour « les truites de la Risle ». On se plaignait aussi déjà de la hausse de la taxe.

Plus précisément, et cela se ressent à chaque page, la presse halieutique de l’époque était un peu plus du côté des pêcheurs et un peu moins du côté du pouvoir : « Toujours la bonne politique : augmenter le coût de la taxe et dégoûter les payeurs ! ». De même : « Les gardes, on les voit ( ?), on les devine plutôt, toujours aussi peu nombreux (…). » Comptant davantage sur les ventes que sur les recettes publicitaires et les partenariats payants, la revue était plus clientéliste, voire un poil démagogique. 

Une page de réclame dans le n° 36 de juin 1949

Rien n’a changé et tout a changé en même temps.

Les thèmes varient peu, mais le traitement était très journalistique. La revue ne se pensait pas en tant qu’imprimé pour consommateur spécialisés, mais comme un organe de presse tout à fait sérieux.

Tous les articles de Duborgel tournaient vite au billet d’humeur — magistère oblige, — mais trahissait surtout les pulsions et impulsions d’une presse d’opinion. Il est d’ailleurs amusant de voir Duborgel défendre contre vents et marées l’idée qu’avec de plus gros vifs on prend de plus gros brochets, ou râler de ce que le lancer léger ait permis au premier pinpin venu de prendre des sifflets en rafales, là où le lancer lourd ne permettait que la pêche en profondeur, « où se trouvent les vrais brochets ». 

Par ailleurs, en cette année quarante-neuf, le tambour fixe était LA révolution qui faisait couler presque toute l’encre. « Se servir (…) d’un autre moulinet que le piège à souris équivaudrait à s’obstiner à rouler avec une draisienne plutôt qu’avec nos modernes bicyclettes ».

L’impact du tambour fixe est si fort qu’on rédigea dans le même numéro un article pour expliquer que si cette technologie ne peut remplacer la mouche (il faut un grammage minimal pour pêcher spinning), alors la mouche peut et doit se défendre en nous permettant de pêcher au fouet avec des cuillers très légères… Jusqu’où est-on prêt à perdre la face pour ne pas complètement perdre la face ! 

le tambour fixe était LA révolution

De même, je découvris dans ce numéro une publicité notoirement moderne pour… un leurre, le Plucky, un PN en caoutchouc couple à montage coulissant, exactement comme un leurre Savage Gear !

Le journaliste chargé d’en rédiger le test l’affirme : « Je n’ai pas encore eu l’occasion d’essayer ce leurre sur le black-bass, mais il paraît que les résultats sont sensationnels ».  Tu m’étonnes… Je suis sûr que vous vous êtes déjà imaginé revenir des années en arrière avec vos connaissances et votre matériel, hein ? 

Il y a aussi ces pages qui m’ont beaucoup touché comme celles traitant de la pêche « à la volante », la pêche de ma jeunesse et que je dois à mon père, enfant d’immigré italien et né dans ces années-là, ou bien encore celles qui moquaient déjà le pêcheur parisien, éternellement capot et irascible.

Parmi toutes ces belles pages enfin, mais ne pas parler d’elles serait ne pas parler de La Pêche et les Poissons, la litanie des maroniers : chevesne au sang, brèmes de rivière au coup et tutti quanti, qui feront la gloire et l’usure de la presse halieutique française.

Retrouvez l’article du numéro 957 spécial 90 ans ici

Abonnez vous pour ne rien louper : abonnement La pêche et les poissons

Remonter