PIERRE CLOSTERMANN (1921-2006) l’aviateur des « poissons si grands »

Si nous allons, à l’occasion du soixantième anniversaire du Big Game Fishing Club France (BGFCF) que Pierre Clostermann avait fondé en 1965, surtout évoquer le pêcheur sportif, nous ne pouvons oublier qu’il fut, en tant que pilote de chasse, le militaire « le plus décoré de France ».

Fin 1940, à l’âge de 19 ans, Pierre Clostermann obtient son diplôme d’ingénieur en aéronautique et son brevet de pilote professionnel américain. Il rejoint alors l’Angleterre, via le Brésil et l’Afrique du Sud, pour s’engager dans les Forces Aériennes Françaises Libres (FAFL). La RAF l’entraîne pendant huit mois sur Spitfire et il sort premier de sa promotion avec une note de 100/100.

Pendant les deux années qui vont suivre, toujours sur  Spitfire, il effectuera plus de 300 missions de guerre (attaques au sol de trains, de chars, de navires et notamment de rampes de lancement V1) et sera récompensé par une DFC (Distinguished Flying Cross, la plus haute décoration de la RAF) pour vingt victoires aériennes homologuées. En 1944 il passera sur chasseur Hawker Tempest, un des meilleurs avions de l’époque, qu’il baptisera « Le Grand Charles ».

Deux jours après le débarquement de Normandie, il sera le premier pilote à se poser sur le sol français sur un aérodrome de fortune, en fait un pré à vaches tout en longueur, situé au-dessus de la falaise de Longues-sur-Mer à quelques kilomètres d’Arromanches. 

En 1945 il est promu chef d’escadre d’une formation d’élite de la RAF et après de nombreuses missions périlleuses au-dessus de l’Allemagne, terminera la guerre toujours à bord de son Tempest sur lequel il avait peint une énorme croix de Lorraine, avec 33 victoires aériennes dûment homologuées et six probables. A titre exceptionnel il est nommé « Group Captain » (équivalent de colonel) de la Royal Air Force.

En 1948 il relatera admirablement ses exploits comme ses défaites, plusieurs crash, sauts en parachutes ou atterrissages sur le ventre, dans « Le Grand Cirque »publié à plus de trois millions d’exemplaires et traduit en 34 langues. Ernest Hemingway et William Faulkner, considérèrent que ce livre écrit « sur le vif », fut le meilleur sorti de la guerre. 

Le général de Gaulle l’avait décoré comme premier chasseur de France, mais au sein du BGFCF qu’il avait fondé, comme au sein de l’IGFA (International Game Fish Association) dont il fut administrateur, Pierre Clostermann revendiquait encore plus le titre de premier pêcheur de France et probablement d’Europe.

Ses combats n’étaient plus aériens et vrombissants, menés à bord de son Hawker Tempest, mais c’est sur l’eau, qu’il les engagea pendant plus d’un demi-siècle à partir de superbes yachts, de simples barcasses comme à Sesimbra, ou les pieds plantés dans le sable comme à Nouadhibou. Car Pierre Clostermann pêchait partout dans le monde, tout ce qui porte écailles et nageoires, que ce soit en eau douce ou dans les océans. 

Des brochets ou capitaines africains aux plus énormes marlins australiens, des truites normandes aux grands requins blancs, des thons de Bimini aux tarpons de Sierra Leone (dont il détient toujours un record du monde), il parcourut la planète avec ses cannes et ses moulinets. 

Mais comme Zane Grey, son « poisson de cœur » fut le véritable espadon : Xiphias gladius.

Même s’il n’en captura que sept en plus de trente années de traque, ces poissons combattus à la loyale, mano a mano, valaient pour lui, plus que tous les autres. Je me souviens d’ailleurs quand je l’ai rencontré pour la première fois, au dîner du Fario Club, c’était en novembre 1967, et il avait pris trois semaines auparavant, au large du Portugal, dans une mer qui forcissait, son plus gros Xiphias.

Dans les salons de l’hôtel Ritz, il nous raconta, et il racontait aussi bien qu’il écrivait, qu’après sept heures de combat, alors que la nuit tombait, il ne dût la capture de cet espadon, qu’à un énorme cargo soviétique, dont le capitaine les avait repéré lui et son marin, dans leur you-you ballotté dans des creux de près de deux mètres. 

Alors que la nuit était maintenant bien installée, ce capitaine fit manœuvrer son grand bateau pour d’une part éclairer la scène, mais surtout pour de son énorme coque faire rempart aux vents du grand large et aplanir l’océan. C’est la seule fois qu’il fut, nous dit-il, lui qui était farouchement anti communiste, applaudi par des soviétiques. Quand ils réussirent à embarquer l’espadon à bord de leur coque de noix, sous les projecteurs du cargo, tout l’équipage du mousse au capitaine était sur la rambarde pour saluer leur exploit.

Son avant dernier livre « Spartacus l’espadon»publié en 1989 est entièrement consacré à la gloire de ce poisson, combattant irascible des océans : « Parmi les grandes créatures de la mer, l’espadon Xiphias gladius mérite une place à part dans l’histoire naturelle comme dans celle des hommes…..De tous les grands poissons  que j’ai jadis pêchés, l’espadon m’a toujours particulièrement impressionné, non point seulement parce qu’il était le plus beau des trophées pour un pêcheur, mais parce qu’il devient rare et risque de bientôt disparaître des océans. Nos enfants auront-ils l’occasion d’admirer un jour sa solide beauté, le bleu cobalt de son dos, le bronze lumineux aux reflets nacrés de son ventre ? »

Ce que l’on sait moins, c’est qu’en dehors d’un talent d’écrivain certain, Pierre Clostermann était aussi un très bon dessinateur, ce que vous allez découvrir dans cet article. A côté des avions et des poissons, un autre de ces grands centres d’intérêt était les indiens des plaines d’Amérique du Nord : Sioux, Cheyennes, Comanches, Arapahos, Pieds Noirs…

Je me demande ce que sont devenues les splendides planches, souvent rehaussées d’aquarelles, qu’il m’a montré en ouvrant un carton à dessins, dans son mas du Roussillon : scènes de chasse aux bisons, de danses, portraits de chefs, de sorciers…d’une justesse ethnographique et d’un réalisme étonnant.


Avec Sacha Tolstoï, en 1990 qui lui succède à la présidence du BGFCF

Pour revenir aux poissons, il vénérait véritablement l’Espadon xiphias, capable alors qu’un de ces poissons était combattu depuis une dizaine d’heures, de se nourrir au bout de la ligne, pour reprendre des forces. Ce qui est bien documenté par Zane Grey et William Boschen. Alors qu’il aurait pu les faire mordre et les combattre, bien confortablement installé sur un siège pivotant,  depuis des yachts à moteur d’une trentaine de pieds, le respect  qu’il témoignait à ces poissons, comme à un adversaire dans un combat aérien, l’obligeait pour lui-même à les traquer et les bagarrer à la loyale, depuis de petites barques à rames, moins grandes que celles que l’on peut louer aujourd’hui pour faire le tour du lac de la grande Cascade au Bois de Boulogne.

La preuve : « « Ca y est, je le tiens et il est lourd. Aussitôt piqué, il décampe irrésistiblement. Chico rame désespérément pour le suivre…pendant deux heures passées, il nous a mené la vie dure, mais maintenant mon espadon s’est installé à cinquante brasses de profondeur, au ras probablement d’une couche d’eau dont la température lui agrée, et il ne veut pas plus en bouger qu’un toro de sa « querencia »…..18 h 30 et bientôt sept heures de combat. La brise de l’après-midi qui s’était levée retombe avec le soleil bas. Je sens l’espadon qui cède enfin… J’enfile mon caban et un bonnet de laine…. L’espadon a sondé quatre cent mètres au moins, mais n’est pas mort, et je sue sang et eau pour le remonter. Je force ma main engourdie crispée sur la manivelle et mon bras douloureux à tourner, à tourner encore! Puis sans prévenir arrivent la ligne double et l’émerillon. Chico remonte le bas de ligne doucement et je plonge la gaffe dans l’eau à bout de bras. La profondeur est difficile à juger, et il me faut gaffer l’espadon sans coup férir à la hauteur de sa carène caudale pour mieux l’immobiliser. Hop! Décidément, j’ai de la chance. Le croc est bien placé. Carlos lance le lasso tout préparé, je le passe pour une fois sans difficulté, et c’est terminé. Le poisson et le youyou enfin hissés à bord du Batalha, je m’affale sur le pont à côté de mon espadon que j’admire à la lueur de la lampe électrique. Il a une rare longue épée, sans défaut, et son corps est parfaitement proportionné. » Voilà ce qu’était la grande pêche sportive il y a encore quelques décennies seulement.

Comparée à ces hauts faits de pêche, la capture de marlins de plus de mille livres telle qu’elle se pratique aujourd’hui, à Cairns, à Madère, aux Açores ou au Cap vert, à partir de bateaux capables de reculer à plus de dix noeuds sur les poissons, nous semble un peu facile et pâlotte.

Alors que j’étais jeune pêcheur passionné de truites en Normandie, je crois bien que c’est la lecture de son premier livre sur la pêche et les poissons « Des poissons si grands… » publié chez Flammarion en 1967 (j’avais dix sept ans), qui décida de ma carrière de reporter-photographe halieutique, un peu partout dans le monde, dans le sillage de ses aventures.

Ce livre qu’il m’a dédicacé par la suite, je l’avais acheté, je m’en souviens comme si c’était hier, dans la librairie de la Grande rue de Bayeux, lors de vacances de Pâques, alors que je préparais le concours de l’école vétérinaire.

Entre de petits intermèdes à la truite dans la Seulles, ou au bar, au pied des éboulis de falaises jouxtant Arromanches, la lecture de ces pages me permettaient de rêver et de m’évader de mes cours de Biologie végétale, de physique et de chimie au programme du concours véto. 

Quand bien des années plus tard, je lui racontais cet épisode, il sourit car Bayeux avait été la première ville française libérée après le débarquement de Normandie, et un de mes coins de pêche au bar favori, sous les falaises de Longues-sur-Mer, était situé exactement à l’aplomb du petit terrain d’aviation improvisé dans une grande prairie, où à bord de son Tempest il avait le surlendemain du débarquement, touché le sol de France, pour la première fois depuis cinq ans…

J’étais avec lui sur l’île de Sherbro en Sierra Leone, fin mars 1993, juste quelques semaines, sinon quelques jours, avant que ne se répande dans tout le pays la terrible guerre civile qui avait démarrée à la frontière du Libéria un an plus tôt et allait endeuiller ces deux pays jusqu’en 2002. Début avril nous avons pris le dernier avion civil qui a décollé de Freetown. La piste était encombrée d’énormes avions cargo soviétiques débarquant chars et véhicules militaires. 


Sesimbra: le xiphias donne un grand coup d’épée pour assommer la chaputa ou grande castagnole, sorte de grande dorade. 

Mais revenons à la pêche : le 31 mars, dernier jour de nos deux semaines à Sherbro, alors que la plupart d’entre nous avaient pris et relâchés pour la plupart des tarpons dépassant et de loin les cent kilos (environ 220 livres anglaises), Pierre, sur ligne de 50 livres, combattit avec succès et en stand up, il n’y avait de toutes façons pas de siège de combat sur les petits « Carolina skiffs » du camp de pêche, un énorme tarpon de 122,9 kg, soit 271 livres anglaises, qui est encore aujourd’hui le record du monde homologué sur ligne de 50 livres.

Pierre avait 72 ans à l’époque et ce tarpon n’est pas loin du record du monde absolu de 283 livres, pris sur ligne de 80. Pour lui qui avait dans ses beaucoup plus jeunes années, pêché assidument les grands tarpons du Gabon à Setté Cama, ce Megalops record de Sherbro restera assurément un de « ces poissons si grands » qu’il rechercha toute sa vie.

Comme l’a très bien dit Sacha Tolstoï, qui lui succéda à la tête du Big Game Fishing Club France : « Pierre Clostermann fut, avec moi et quelques autres, le plus ardent défenseur d’une certaine éthique de la pêche sportive, celle de la pêche  » Propre  » où le poisson, après avoir été combattu, est rendu vivant à son élément.  » La victoire sur le poisson assure la purification qui permet d’être admis sans difficulté devant les dieux les plus anciens « , disait Hemingway. Pierre CLOSTERMANN était un homme vrai. Il aimait ceux qui lui ressemblaient, et méprisait la servilité, la vanité, et la stupidité, tout comme il aimait le dévouement, le bel orgueil, et l’intelligence. J’imagine qu’en rendant son dernier soupir il n’a pu s’empêcher de commettre son dernier péché véniel : le péché de jalousie vis-à-vis de ceux qui restent. En tendant l’oreille, j’aurais pu l’entendre maugréer :  » Que savent-ils de la vraie vie, celle de l’aventure avec un grand A, tous ces freluquets ? « .         


par Pierre Affre


A Sesimbra, l’espadon est plus long que la barque…
Remonter