La question de la pêche de nuit ne parvient jamais à poser la question de la justification de l’interdit sans poser symétriquement la question de la légitimité de cette libéralité-là. La nuit n’est en effet pas un moment comme les autres ; là, le policier, le père, le prêtre, dorment. Au point que l’on peut se demander ce qu’a bien à cacher celui qui revendique la pêche de nuit. Que peut-on bien vouloir faire la nuit au bord de l’eau ? Que veut-on y faire qu’on ne puisse exécuter en pleine lumière ?
Quand les carpistes exigeaient la pêche de nuit, on leur opposa par exemple ce soupçon : et si au lieu de bouillettes, les carpistes mettaient des vifs ? Étrange question puisqu’un carpiste par définition pêche des carpes. S’il ne le fait pas, il n’est pas un carpiste. Mais l’arrière-pensée était la suivante : les pêcheurs pourraient profiter de l’obscurité pour faire des choses répréhensibles.
Où l’on voit la gémellité prêtée aux pêcheurs : honnêtes sportifs le jour, braconniers opportunistes la nuit. A la fin, les carpistes ont « seulement » obtenu des secteurs de nuit, ce pour des raisons diverses. La première est, je pense, qu’on ne change pas la loi si facilement, surtout quand on n’est personne ou pas grand-chose (des pêcheurs, la FNPF) dans la représentation nationale.
Ensuite, ces secteurs sont un peu la manifestation de l’échec du système pêche comme société disciplinaire, qui n’a alors eu de cesse de se réformer en société de contrôle. Le clientélisme des différentes politiques halieutiques en France a empêché la constitution d’un ensemble de pratiquants ayant intériorisé les règles éthiques et les lois, la manière dont on gère les pêcheurs en France se ramenant facilement à la maxime « pourvu qu’ils prennent leur permis » (« pourvu » étant ici à prendre comme condition nécessaire et comme espérance blessée).
A la fin, nous pouvons pêcher presque partout mais pas tout le temps, pêcher la carpe la nuit mais pas partout. La confiance excluant par principe le contrôle, il y a d’autant plus de contrôle qu’il y a moins de confiance.
Pêcheurs criminalisés
Dans sa forme grotesque, cette défiance envers le pêcheur se traduit par l’argument du manque de moyens de garderie. Argument drolatique, puisque là où il n’y a ni garde ni pêcheur, les braconniers prolifèrent. C’est le b-a-ba de l’action publique.
Mais l’on voit par là la duplicité du discours : d’un côté on agite l’argument des pêcheurs sentinelles de la rivière, de l’autre ces sentinelles sont traitées comme des criminels en puissance. La vérité, c’est que nos instances considèrent qu’elles gèrent avec nos pêcheurs un problème en soi.
Il ne faut pas alors s’étonner que l’appareil répressif étatique soit continuellement activé et validé contre les pêcheurs, et par ceux-là mêmes qui seraient censés défendre leurs libertés.
Mais pourquoi sommes-nous envisagés comme des pilleurs en puissance et non comme des citoyens rationnels et raisonnables ?
« d’un côté on agite l’argument des pêcheurs sentinelles de la rivière, de l’autre ces sentinelles sont traitées comme des criminels en puissance »
Pour bien le comprendre, il faut faire la bonne généalogie de l’interdiction de la pêche de nuit. On invoque en effet souvent cette période sise entre la rupture de la Paix d’Amiens et l’abdication de Napoléon, où les pêcheurs furent soupçonnés d’intelligence avec les Anglais.
Cette explication a un avantage et un inconvénient. La référence montre bien que l’interdiction de la pêche de nuit n’a rien à voir avec la pêche, mais elle pose un contexte qui nous est si étranger, qu’elle passe complètement sous silence les raisons de son maintien.
Personne en effet n’imagine que des individus iront demain se déguiser en carpistes pour attaquer des péniches sur la Saône… Originer l’interdiction de la pêche de nuit dans le XIXè siècle, c’est manquer la matrice idéologique qui la sous-tend.
Il faut ajouter que cette interdiction portait sur la pêche en mer, et se cantonnait à la Normandie actuelle.

Place de la Bourse, à Bordeaux. Anciennement Place Royale. Symbole de la prise de pouvoir de la bourgeoisie sur la noblesse, et de la permanence des laissés-pour-compte.
Les poissons, des champignons comme les autres
Pour comprendre, il faut remonter deux siècles plus tôt, lorsque Colbert signe la première ordonnance mettant fin à la pêche de nuit légale (certains historiens du droit nous indiquent que cette interdiction, même non écrite, aurait été en vigueur dès le XIVè siècle).
Si prima facie l’interdit semble lui aussi viser l’alibi de la pêche de nuit et non la pêche en elle-même, l’affaire est un peu plus compliquée. Ce que Colbert voulait juguler était le glanage excessif sur les terres des seigneurs. Sa crainte était alors que ce glanage prenne des dimensions incontrôlables pendant la nuit.
On veut bien laisser des miettes aux gueux, mais pas au point de pouvoir se faire des tartines. Or, quand on parle de glanage, on pense aux récoltes céréalières, on ne pense pas aux poissons.
Cependant, s’il est absolument vrai que les terres cultivées étaient la première visée du législateur, il convient néanmoins de modérer la distinction radicale que l’on opère entre végétaux et poissons, et qui n’existait pas encore au XVIIè siècle. Les poissons étaient envisagés ni plus ni moins comme des végétaux, le glanage englobait donc aisément la pêche.
« La nuit est la plus vaste réserve de France »
Voilà le problème mieux posé. Il est celui d’une ressource n’appartenant à personne… mais en permanence appropriable. Tout le fondement philosophique de l’interdiction de la pêche de nuit peut en effet se ramener à un concept juridique, hérité du droit romain, et qui veut qu’une grande partie des êtres et des choses qui nous environnent sont considérés comme « res nullius » (n’appartenant à personne).
En fait la notion s’avérera bien confortable pour créer des colonies… tout en posant un problème pratique impérieux : certes, les serfs n’allaient pas traverser les mers pour s’emparer de terres nouvelles, ils pouvaient néanmoins traverser le ru pour aller ramasser toute la nourriture possible… Il fallait donc légiférer, travailler cette permanence du droit d’appropriation jusqu’à atteindre l’appropriation elle-même, dénaturer en profondeur ce droit pour n’en laisser que l’exuvie. Ce que fit Colbert.

La nuit, tout prend un caractère plus magique. Ici la Baie de Tokyo, au Japon, et ses susukis.
Or, la législation actuelle de la pêche est l’héritière de cette logique. Par un genre de travail — l’action de pêche — n’importe qui peut s’approprier le poisson de nos lacs et rivières. C’est vrai aujourd’hui, ça l’était tout autant sous Louis XIV.
Colbert a simplement posé les bases d’une conditionnalité renforcée qui n’a eu de cesse de s’amplifier depuis : tu peux pêcher ton poisson… si tu t’acquittes d’un permis, si tu relâches tel calibre de prises, si tu te limites en nombre, si tu t’abstiens à tel moment de la journée, du calendrier, etc.
Certes, certaines dispositions légales très tardives sont justifiées par l’écologie, mais le geste initial colbertien se voulait une entrave sûre miscible en amont de la capture, indépendamment de toute considération biologique, bien sûr.
Car nous ne sommes pas là dans une logique de protection écosystémique, mais dans une démarche de privatisation/étatisation partielle de la ressource.
Amphibologie amphibie

Les pêcheurs au leurre ne peuvent pas pêcher et se reposer en même temps. L’argument du havre ne tient pas.
Un Texan avait déclaré un jour à un ami que « le Texas appartient aux Texans, même la nuit ». Bravade intéressante puisqu’elle tend à rappeler qu’interdire la pêche la nuit ne va pas du tout de soi.
Il n’existe aucune raison biologique ou écologique adossée à cet interdit, simplement une restriction des libertés individuelles pour le seul agrément de la puissance publique. En Europe, si les Anglais ont une vision plus modérée de la propriété privée, c’est que sur leur île le servage a disparu très tôt, et la paysannerie s’est rapidement transformée en fermiers indépendants.
Mêmes les ouvriers agricoles journaliers obtenaient des concessions de champs en plus de leurs émoluments. Marx ira jusqu’à dire que le féodalisme y tirait sa valeur moins de la plus-value que de sa démographie. Je ne sais pas si cela est vrai, mais force est de constater que dans le reste de l’Europe et en France tout particulièrement, le passage de la propriété tutélaire à la propriété privée (en gros d’un féodalisme médiéval à un féodalisme capitalistique) a jeté dans la misère, la mendicité et la délinquance des millions d’individus à travers toute l’Europe.
Les bouches autrefois nourries par les terres arables devinrent soudainement les ennemies de ces mêmes terres devenues pacages. On a massivement arrêté, fouetté, mutilé et exécuté au nom de la propriété privée.
On pourrait alors croire que la Révolution Française allait remettre les choses à plat. Les choses sont plus complexes. La propriété privée a en effet cette ambiguïté amphibologique caractéristique : si son rejet préparait à la Révolution, aussitôt la Bourgeoisie prit sa défense pour en faire le meilleur héritage de cette Révolution.
On voit aujourd’hui la manière dont une même notion, par exemple “républicain”, peut vouloir dire un jour une chose puis le lendemain son contraire. Il en va de même à toutes les époques.

Ces deux pêcheurs de sandre sont-ils en infraction ? En France, oui, en Espagne, en Allemagne, en Angleterre, non.
Plus prosaïquement, ce qui a consolidé jusqu’à nous cet interdit est ce qu’on peut appeler la force de l’habitude. L’interdit s’est trouvé naturalisé du fait que plus aucune personne vivante n’a connu une époque où la pêche de nuit était autorisée en eau douce.
Pour le dire de manière plus analytique, l’interdit a eu le temps d’exercer son effectivité. Il est entré dans les mœurs françaises. Il n’y aurait à mon avis pas eu de pêche de nuit pour les carpistes hexagonaux, si l’Angleterre n’avait provoqué par son exemple le questionnement de cet impensé.
Or, il n’y a pas qu’en Angleterre que la pêche de nuit est autorisée, elle l’est pareillement en Allemagne et dans de nombreux pays d’Europe. Où tout semble se passer pour le mieux…
Modernité de la pêche nocturne
La pêche de nuit a même l’avantage de mieux partitionner l’espace publique dans lequel se distribuent les différentes catégories de pêcheurs. Tout le monde a pu faire cette expérience : les carpistes sont plus prompts à relever leur ligne pour laisser les pêcheurs de carnassiers opérer, quand ils sont autorisés à pêcher la nuit.
La pêche de nuit est aussi mieux adaptée à la vie moderne pour de nombreux citoyens, ce qui explique la vitalité du surfcasting, alors même qu’on ne peut pas dire que les pêches soient miraculeuses depuis les plages françaises.
En Irlande, en Hollande, la pêche de nuit du brochet est une activité tout ce qu’il y a de plus banale. Et les prises sont nombreuses. En France, ceux qui ont fait l’expérience de la pêche du sandre de nuit savent qu’ils se nourrissent activement, et sont très agressifs. On les prend parfois dans dix centimètres d’eau, au leurre dur, et ce n’est plus du tout le même poisson du point de vue de la combativité.

Les deux angélus sont devenus des moments privilégiés pour les pêcheurs, mais est-ce surtout parce que nos carnassiers ont pris l’habitude de se nourrir la nuit.
Une note, maintenant : quand j’ai pour la revue parcouru les anciens numéros de La Pêche et les Poissons, je m’étais avec délectation repu des propos de Duborgel, qui affirmait que la meilleure saison pour le sandre s’étale de juin à août, et que rien ne prouve un surcroît d’activité du sandre aux crépuscules…
L’explication est simple : les sandres, comme les brochets, ont pris l’habitude de se nourrir la nuit car elle est la plus vaste réserve de France. Mais là encore, les résistances psychologiques sont nombreuses. Comme le dit si bien Gaël Even, autoriser la pêche de nuit ne signifie pas harceler les poissons vingt-quatre heures sur vingt-quatre, puisque personne ne peut pêcher le carnassier vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Quand on y songe, l’argument relève même de l’autoréfutation la plus comique : contrairement au carpiste, le pêcheur au leurre ne peut pas et se reposer et pêcher en même temps.
« Il n’existe aucune raison biologique ou écologique adossée à cet interdit »
De plus, l’expérience montre qu’une pratique même marginale de la pêche de nuit des carnassiers profite à l’ensemble des pêcheurs. En venant solliciter les carnassiers la nuit, les pêcheurs viennent casser la calme confiance qu’ont les poissons dans la prédation nocturne, ce qui a pour effet de mieux répartir les périodes d’activité alimentaire sur l’ensemble du nycthémère, et permet in fine aux pêcheurs diurnes de retrouver de meilleurs résultats. Enfin, comme la pression est mieux répartie sur l’axe temporel, elle est finalement mieux diluée.
J’ai moi-même pris mon plus gros black-bass français de nuit, sur le domaine privé. Nous étions une demi-douzaine et ce fut le seul poisson capturé.
Il n’y a donc pas de massacre programmé à craindre avec la pêche de nuit, mais une accessibilité retrouvée à la ressource. Ce poisson avait pris l’habitude d’une alimentation nocturne du fait de son expérience négative auprès des pêcheurs.
Il serait peut-être mort de vieillesse sans avoir été repris la deuxième moitié de sa vie. Et ce n’est pas ce que nous voulons, ce n’est pas ce que nos élus devraient vouloir… s’ils se vivaient vraiment comme nos représentants et non comme les sentinelles répressives de sentinelles préventives.
Pour continuer la réflexion sur le sujet, nous vous invitons enfin à écouter notre podcast sur le sujet.
Par Numa Marengo

Pourquoi faut-il sortir de l’eau précisément quand le meilleur moment arrive ?