L’ombre fluide – Dans les vasques claires de l’anguille corse.

Texte et Photos de Sébastien Barrio

Gorges corses, quelque part entre ciel brûlant et fraîcheur minérale.

Le granit, fendu par les siècles, laisse couler un filet d’eau froide et claire.

Il est tôt, très tôt. La chaleur, encore tapie derrière les crêtes, n’a pas encore entamé son assaut. J’avance pieds nus sur les dalles lissées par les crues, entre les vasques polies où l’eau s’alanguit avant de s’élancer plus loin, plus bas.

Un matin d’été en Corse, au fond des gorges, c’est une parenthèse. Le silence a une texture — feutrée, dense, ponctuée du clapotis d’une truite ou du cri rauque d’un geai. Je m’équipe lentement. L’eau est vive, glacée même, une caresse sur la peau, un contraste brutal avec la touffeur du maquis.

Je plonge.

Dès les premiers mètres, je sens qu’il se passe quelque chose.
Ce ne sont pas des éclairs furtifs comme ceux d’un chabot ou des truites filant sous les pierres. Ce sont des présences pleines, sinueuses, tranquilles.

Des corps noirs, fuselés, qui glissent au fond des vasques, entre les roches sculptées par l’eau. Une, deux, trois… Dix. Des anguilles. Partout.
Je m’attendais à peut-être en voir une. Deux, avec un peu de chance.

Mais là, c’est un peuple entier. Une armée discrète.

Une fraternité d’ombres.

L’ombre fluide - Dans les vasques claires de l’anguille corse.

Une rencontre inespérée.

Ici, dans ces gorges granitiques de Corse, je suis entouré d’elles. Certaines mesurent à peine une trentaine de centimètres, d’autres approchent le mètre. Leurs mouvements sont souples, puissants, précis. Elles fouillent les interstices entre les blocs, ondulent lentement, se figent parfois sur le gravier comme pour écouter la rivière.
Et l’on peut les voir sans plonger. Il suffit d’observer.

Depuis les berges, en prenant le temps, en s’appliquant à lire les ombres au fond de l’eau, les anguilles apparaissent. Elles sont là, visibles. Il faut juste apprendre à regarder autrement.

Lorsque des randonneurs ou des familles arrivent, alors que je suis encore dans l’eau, c’est souvent la curiosité qui ouvre la discussion.

Je sors du masque, du tuba, je montre les photos sur l’écran de mon appareil. Et très vite, les questions fusent.

Alors je prends le temps. J’explique. Je parle de la migration, de la mer des Sargasses, des civelles. Je raconte les dangers, les barrages, la pêche illégale. Je leur montre comment faire : où se placer, comment filtrer les reflets, quel type de mouvement guetter.

Le plaisir, à ce moment-là, est double : celui de la rencontre avec une espèce sauvage, et celui du partage.

Une espèce en danger.

C’est que ’anguille est aujourd’hui l’un des vertébrés les plus menacés d’Europe. Sa population a chuté de plus de 90 % depuis les années 1980.

Les causes sont multiples : barrages infranchissables, pollutions, surpêche, trafic illégal, changement climatique, parasites… Tout semble conspirer contre elle.


En France, comme ailleurs en Europe, l’espèce est classée en danger critique d’extinction.

Le nombre de civelles arrivant chaque année sur nos côtes ne cesse de diminuer. Et même celles qui parviennent à remonter nos rivières doivent encore survivre à des milieux appauvris, fragmentés, souvent hostiles.
Et pourtant, elle persiste. Elle s’adapte, contourne, survit. Elle est là, dans les canaux de Camargue, dans les mares de Brenne, dans les lacs pyrénéens, et ici, au fond d’une rivière corse, sous un surplomb de granit, à danser dans l’eau froide.

Anguille au fond du lac
L’ombre fluide - Dans les vasques claires de l’anguille corse.

Une présence discrète et oubliée.

L’anguille européenne — Anguilla anguilla. Une espèce au destin incroyable, et pourtant si peu connue, même des pêcheurs.

Elle naît dans la mer des Sargasses, quelque part au large des Caraïbes. Minuscule larve transparente, appelée leptocéphale, elle dérive portée par les courants de l’Atlantique Nord durant de longs mois.

À l’approche des côtes européennes, elle se transforme en civelle, petit être translucide au corps encore fragile. C’est sous cette forme qu’elle commence à remonter nos estuaires, puis nos rivières.

Elle grimpe les seuils, franchit les pentes, contourne les obstacles. Elle rampe même sur l’herbe mouillée lorsqu’il le faut. Elle devient alors anguillette, puis anguille adulte.

Et là, dans un recoin d’eau douce, elle vit. Parfois quinze ans. Parfois vingt. Parfois plus.

Puis un jour, sans prévenir, un signal intérieur la pousse à repartir. Direction l’océan.

La migration de retour. Le grand voyage. Pour rejoindre ce lieu de naissance dont elle n’a aucune mémoire consciente, mais que son sang semble encore connaître.

Là-bas, dans l’immensité, elle se reproduira une seule fois. Puis mourra. Ce cycle, digne d’un roman d’aventure, semble aujourd’hui menacé à chaque étape.

Anguille proche des rochers
L’ombre fluide - Dans les vasques claires de l’anguille corse.

Un monde à protéger

Je sors de l’eau, les lèvres bleues, le cœur battant.

Le soleil s’est levé maintenant, il frappe la roche nue de sa lumière blanche.

Le vent, déjà, ramène la chaleur dans les gorges. La journée commence, les randonneurs vont arriver, les enfants vont sauter dans les vasques, les cris vont résonner.

Mais moi, j’ai vu ce que peu voient. Une rivière habitée. Une rivière vivante. Une rivière avec de l’avenir, peut-être. Je pense aux pêcheurs anciens, à ceux qui connaissaient l’anguille mieux que personne, qui lisaient sa présence dans les eaux troubles. Je pense aux gamins qui la voyaient serpenter dans les douves, aux femmes qui la cuisinaient en matelote. Elle faisait partie de notre monde.
Aujourd’hui, elle est devenue presque invisible.
Mais pas ici. Pas ce matin.


L’anguille n’est ni tout à fait d’eau douce, ni tout à fait marine.

Ni tout à fait poisson, ni tout à fait serpent.

Elle glisse entre les définitions comme elle glisse entre les rochers.

Elle est le symbole d’un lien oublié entre les mondes.

Et moi, simple plongeur d’un jour, j’ai eu le privilège de l’approcher.
Je n’ai rien pris. Rien touché. Rien dit. J’ai juste regardé.
Parfois, c’est assez.

Photographe spécialiste des eaux douces, Sébastien Barrio partage ses clichés sur son site sebastienbarrio-photographie.com et sur Instagram @sebastien_barrio_photographie

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