Estuaire : embouchure (d’un cours d’eau) dessinant un golf évasé et profond. Voilà pour la définition lapidaire du Larousse. Pour le pêcheur, c’est un écosystème doublé d’un terrain de jeu d’une grande diversité et richesse. Au gré de 3000 km environ de trait de côte métropolitain, on ne compte plus les zones estuariennes et les anciennes vallées glaciaires grignotées par la mer, les rias, les abers, ici en Bretagne. Creusons un peu la connaissance de ces milieux qui sont autant d’interfaces uniques entre l’océan et la terre. Chaque estuaire est un territoire à part avec sa propre dynamique, son architecture, ses courants, ses bancs de sable, ses lagunes, sa flore et sa faune, source d’un émerveillement permanent où le spectacle n’est d’ailleurs pas forcément sous la surface. Ainsi chaque estuaire a ses caractéristiques physiques et écologiques propres même si leur mode de fonctionnement est proche.
Le marnage
Lorsque la marée se propage de l’aval vers l’amont, les niveaux d’eau en un point donné oscillent au rythme des cycles basse mer (BM)/ pleine mer (PM). Sur la base de ce critère, les estuaires se distinguent en fonction de l’amplitude du marnage (différence de hauteurs d’eau entre la BM et la PM en vive-eau) mesurée à l’embouchure, selon 4 types (source Nicolas 2010) :
- estuaire microtidal : marnage < 1 m (non représenté sur la façade Manche/ Atlantique) ;
- estuaire mésotidal : marnage de 1 à 5 m (ex. l’estuaire de l’Adour ou ceux alimentant le golfe du Morbihan) ;
- estuaire macrotidal : marnage > 5 m (ex. les grands estuaires de la Seine, de la Loire et de la Gironde) ;
- estuaire mégatidal : marnage > 8 m (terme plutôt employé pour les baies comme la baie de Somme ou du Mont Saint-Michel).
Le marnage n’est pas constant le long d’un estuaire : son amplitude est liée à la propagation de la marée dans l’estuaire. Cette dernière est fonction de la morphologie du système, de la rugosité des fonds et des berges du coefficient de marée, du vent, des vagues et du débit du fleuve.
Des estuaires à la carte
Sur le bassin Artois-Picardie, on en dénombre pas moins de 5 (dont la baie de Somme et la baie de la Canche pour ne citer qu’elles), 7 sur le bassin Seine-Normandie (dont l’estuaire de la Seine et la baie du Mont Saint- Michel). La palme revient au bassin Loire-Bretagne qui, des côtes d’Armor au Finistère Sud, en passant par la Loire-Atlantique, en compte 26 (estuaire de la Rance, du Trieux, baie de Morlaix, estuaire de L’Elorn, de l’Aulne du Blavet, ria d’Etel, golfe du Morbihan, estuaire de la Vilaine, de la Loire. Citons encore le bassin Adour-Garonne qui en compte 5 (estuaire de la Charente, de la Gironde, de l’Adour). C’est donc une quarantaine d’estuaires sur la façade Manche-Atlantique qui présentent leur spécificité, certains plus modestes de par leur dimension mais non moins intéressants, voire plus, pour le pêcheur qui officie du bord, en kayak ou en bateau.
Un estuaire, c’est quoi ?
Un estuaire représente par définition la zone de mélange des eaux douces avec les eaux marines. Les estuaires de la façade Manche-Atlantique sont principalement dominés par l’influence des marées, ce qui les différencie des deltas présents en Méditerranée, dont la morphologie est majoritairement contrôlée par la dynamique du fleuve. Outre le fait qu’un estuaire est généralement plus protégé que le front de mer, c’est bien cette zone de balancement des marées et la qualité plus ou moins saumâtre de l’eau qui en font un milieu particulièrement intéressant. Cette fameuse zone intertidale notamment immergée à chaque marée haute, composée de vasières « nues », de bancs de sable ou de galets, selon la présence d’une végétation aquatique de type macro-algues, fucus vésiculeux ou autres, sans oublier la présence de structures liées à l’activité humaine : parcs à huîtres ou moulières, zones de mouillage et autres structures plus ou moins pérennes.
La salinité
La rencontre des eaux fluviales et marines entraîne un mélange ou à l’inverse une stratification des eaux estuariennes. En cas de stratification, les eaux douces, moins denses, circulent en surface alors que les eaux marines, plus denses, circulent au fond au rythme des marées. La rencontre de ces eaux de densité différente entraîne la formation de gradients de salinité longitudinaux et verticaux plus ou moins prononcés.
Le « paradoxe estuarien »
Pour en finir avec ces quelques généralités, on avance le concept du « paradoxe estuarien » qui peut être résumé ainsi : les estuaires sont par définition des milieux naturellement « stressés » par le jeu des marées. La force des courants génère une turbulence par frottement au fond suffisante pour permettre un mélange vertical des eaux qui sont partiellement mélangées pour les estuaires de la façade Manche/Atlantique. Les eaux douces, moins denses, circulent en surface alors que les eaux marines, plus denses, circulent au fond au rythme des marées. L’apport de matières en suspension (mélanges de sables et de vase, de débris végétaux…) a un impact direct sur la turbidité des eaux au mème titre que leur profondeur souvent faible et l’importance des vasières sujettes au brassage des eaux sous l’action du vent et des courants.
D’amont en aval, un milieu vivant
On met souvent en avant la richesse de ces milieux estuariens riches en nourriture qui servent aussi de nurserie voire de lieu de reproduction pour certaines espèces. Mais il faut savoir que par leur caractère naturellement « stressé », peu d’espèces y sont finalement représentées et leur nombre diminue en direction de l’amont selon le gradient de salinité. Si cette biodiversité est faible, la biomasse est en revanche importante, autrement dit le nombre d’individus par espèce. Quelles sont-elles principalement ? Parmi les espèces fluviatiles fortes d’une qualité ubiquiste, on les trouvera bien entendu en amont du système estuarien, dans cette zone tidale où le degré de salinité est le plus faible ; citons la brème, la perche commune, le sandre et certains vers oligochètes. Des espèces plus résistantes à de forte variabilités spatio-temporelles sont alors résidentes (gobies tachetés, crevettes blanches, crustacés planctoniques – Eurytemora affinis, une espèce au centre du réseau trophique estuarie –). Les espèces amphihalines regroupent des espèces migratrices qui circulent entre le milieu marin et les eaux douces pour réaliser l’ensemble de leur cycle de développement biologique : saumon, truite de mer, alose, anguille, mulet porc notamment. Pour nous autres pêcheurs en mer, ce sont bien entendu les espèces marines, bar en tête, mais aussi dorades grises et divers poissons plats comme la sole, qui susciteront notre intérêt premier, selon que l’on pêche aux appâts (à la calée ou autres techniques) ou aux leurres.
Le bar, figure de star
Le bar, qui est un poisson euryhalin (qui peut vivre dans des eaux de salinité variable) est l’espèce la plus convoitée en estuaire, que l’on pratique la pêche aux appâts ou aux leurres. Cette dernière s’est d’ailleurs considérablement développée ces dernières décennies, notamment à travers sa pêche à vue. Crabes verts, crevettes, lançons, civelles ou encore petits mulets constituent sa base alimentaire, que le bar trouve à profusion au rythme des marées. Comme nous l’avons vu précédemment, les estuaires sont des lieux complexes aussi bien sur le plan mécanique que biologique. Il va maintenant vous falloir appréhender sur le terrain l’estuaire le plus proche de chez vous car chacun a ses caractéristiques propres. L’étale de marée basse est la plus propice pour patiemment relever les lieux de passage potentiels et de stationnement des poissons, qui seront toujours dictés par le courant donc la présence de nourriture à un instant T : chenaux, dépressions, présence de fucus, de roches éparses, de piquets, d’épaves tout ce qui lui permet de chasser en sécurité, en faisant le moins d’efforts devra retenir votre attention. C’est un travail d’observation méthodique, de repérage, d’annotations qui vous permettra progressivement de dégager une « cartographie mentale » des secteurs propices en fonction de la marée. La compréhension des éléments constitutifs de la chaîne alimentaire est tout aussi fondamentale en fonction des saisons. Essayer de présenter une imitation de crevette sur un bar attablé sur des crabes mous à la fin du printemps, c’est s’assurer une belle bredouille.
Un coefficient de 75-80
Le coefficient de marée est bien entendu à prendre en compte car il détermine non seulement le temps de pêche, mais aussi la rapidité de progression des bars entrants comme des résidents qui suivront le flot. Un coefficient de 75-80 est généralement tout indiqué. Quant à savoir qui de la montante ou de la descendante est la propice, là encore seule votre expérience pour un estuaire, voire un type de poste donné, vous permettra de le discerner. Le degré de turbidité de l’eau est un élément clé. À la montante, il est impératif d’être en place dès que le flot vient lécher les structures repérées ou les bordures recouvertes de fucus. Avec une eau claire, vous observerez les premiers bars « éclaireurs » prendre position dans, parfois, suffisamment d’eau pour recouvrir leur dorsale. Une simple masse sombre ou une légère oscillation à la surface trahit leur présence. Lunettes polarisantes sur le nez, il faut être prêt à passer à l’offensive avec discrétion et sang-froid. Si la turbidité est trop forte, une pêche de prospection, en pêchant l’eau et les postes, peut aussi s’avérer productive et riche en belles surprises. Quoi qu’il en soit, c’est une pêche d’analyse et de mouvement, guidée par les éléments, qui compte de plus en plus d’inconditionnels. Nous découvrirons dans une seconde partie les techniques de pêche aux leurres et les stratégies à mettre en œuvre, à travers les saisons, pour tirer son épingle du jeu en estuaire. Un milieu, entre terre et mer, d’autant plus passionnant que le bar aime brouiller les cartes.
Attention où vous mettez les pieds
Certains estuaires sont difficiles à aborder à pied ou en wading car leurs abords ne sont pas consolidés du fait d’une couverture de vase trop importante, autrement dit ils sont essentiellement constitués de vasières. Le risque de se retrouver avec de la vase jusqu’aux genoux rend la progression très difficile voire cauchemardesque. Ce type d’estuaire ne doit pas pour autant être délaissé car la chaîne alimentaire y est riche. La solution consiste à privilégier une approche en bateau ou en kayak, voire en float-tube pour les plus sportifs. Propulsion mécanique ou électrique, la discrétion restera de mise pour prospecter les bordures.