Les Balkans constituent la troisième péninsule d’Europe du Sud avec les péninsules ibérique et italienne. Lors de la dernière glaciation (celle du Würm, moins étendue que les précédentes), ces trois régions ont été relativement protégées par les reliefs des Alpes, des Pyrénées et des Balkans qui ont bloqué la progression des glaciers. De plus, ces imposantes montagnes ont joué le rôle de barrières à la migration des espèces. D’un point de vue écologique, ces péninsules ont donc été des sortes de « refuges glaciaires », et on y trouve encore de nos jours bon nombre d’espèces reliques de ces périodes où notre planète était particulièrement froide. Ainsi, en ce qui concerne les poissons, on peut constater aujourd’hui la présence d’environ trois fois plus d’espèces dans les Balkans que dans l’ensemble de l’Europe de l’Ouest.
Le fleuve Jadro
Lorsque Luka, le boss de Balkan Fly Tour, m’accueille à l’aéroport de Split en cette fin septembre, nos objectifs sont déjà bien définis. Il s’agit de partir en quête d’espèces vivant exclusivement dans cette partie des Balkans. À tout seigneur tout honneur, notre premier objectif sera une truite qui compte, sans nul doute, parmi les plus rares et les plus étonnantes d’Europe. Je veux vous parler de la truite à lèvres molles, strictement endémique à quelques cours d’eau du bassin adriatique des Balkans occidentaux. Les rivières où cette espèce est présente se comptent sur les doigts d’une main (trois en Croatie, une en Bosnie et une au Monténégro). C’est sur le petit fleuve côtier Jadro (à peine 9 km entre sa source dans les montagnes de Klis et son embouchure sur la mer Adriatique) que Luka m’emmène dès l’aube de notre premier jour de pêche. Mon guide m’avait dit que nous n’y verrions probablement aucun pêcheur. Il avait raison sur ce point, même si le Jadro subit une assez forte pression humaine : nombreuses habitations et jardins sur ses rives, usine de fabrication de ciment, berges et zones de baignades aménagées, et même une usine Coca-Cola qui privatise et interdit totalement l’accès à sa source (la célèbre marque de boisson gazeuse, qui exploitait là l’exceptionnelle qualité des eaux de cette source, vient de voir sa concession non renouvelée, ce qui pourrait être bénéfique à la qualité écologique du Jadro). Néanmoins, tout au long de son cours intermédiaire, le Jadro offre une multitude de postes et de configurations variées où l’on est vite rassuré sur sa richesse piscicole, car on distingue rapidement de nombreuses truites dans ses eaux limpides. Pour autant, toutes ne sont pas, loin de là, la fameuse truite à lèvres molles, puisque de nombreuses arc-en-ciel (Oncorhynchus mykiss) cohabitent avec elle dans le Jadro.
Ces « truites californiennes », comme on les appelle ici, sont totalement sauvages puisqu’elles se reproduisent depuis des lustres et sans aucune assistance dans le Jadro. Ces poissons sont donc aussi beaux que ceux que l’on trouve sur leur zone native aux États-Unis. Ils sont à la fois un bonheur et un problème sur ce petit fleuve. Un bonheur pour les pêcheurs à la mouche (seule technique autorisée ici) qui trouvent là des poissons à l’esthétique aussi parfaite que leur capacité à se bagarrer et à sauter lorsqu’ils sont au bout de la ligne. Un problème, car ils entrent en concurrence sévère avec l’espèce native et s’attaquent à leur fraie. Même si cela n’est pas toujours possible, on arrive parfois à distinguer si la truite en poste que l’on observe est une arc ou une « softie » (surnom local des truites à lèvres molles). Nous chercherons donc à « attaquer » prioritairement ces dernières, de façon somme toute classique : en nymphe avec une canne de 9 pieds pour soie de 5. Les nymphes utilisées sont plutôt petites mais lourdement lestées d’une ou deux billes de tungstène, car il faut souvent descendre rapidement dans plusieurs mètres d’eau.
« Salmothymus », ancêtre des truites modernes ?
Malgré des eaux anormalement basses en cette fin de saison (la pêche des truites ferme fin septembre en Croatie), j’aurai la chance de prendre rapidement plusieurs softies de belle taille. Ce salmonidé est vraiment particulier et ne ressemble à aucun autre. Si on faisait abstraction de sa robe, on penserait plutôt à un ombre (Thymallus spp) dont il a la silhouette générale, la forme de la tête et surtout la même petite bouche avec de grosses lèvres et des mâchoires courtes. D’un autre côté, sa robe aux reflets dorés ou cuivrés élégamment ponctuée de points rouge et noir fait immédiatement penser à une truite fario (Salmo trutta).
Pourtant, la truite à lèvres molles n’est ni l’un ni l’autre. Elle est un mixte des deux qui laisse encore beaucoup d’interrogations dans le monde scientifique. Sa dénomination traditionnelle, Salmothymus, en est d’ailleurs la parfaite illustration, même si la génétique moderne avec les analyses d’ADN tend à prouver qu’elle serait quand même plus proche d’une truite fario et qu’on la renomme désormais officiellement Salmo obtusirostris. Elle reste tout de même très mystérieuse, puisqu’elle ne fraie pas en hiver comme les farios, mais au printemps, comme les ombres ; même ses points sont particuliers : les noirs sont concentrés derrière l’opercule alors que les rouges s’étalent sur toute la longueur du flanc… L’hypothèse la plus souvent retenue quant à son origine est qu’elle pourrait être le lien entre les ombres qui sont apparus plus tôt dans l’histoire de notre planète et les truites modernes que l’évolution ne fera émerger que plus tard. En tout cas, quelle émotion pour un pêcheur naturaliste de voir un tel poisson ouvrir la gueule sur sa mouche, puis de le glisser dans son épuisette, de l’observer, de le photographier avant de le laisser repartir dans les eaux froides et cristallines du Jadro.
Fabuleuse rivière Cetina
Autre curiosité de la région, la Cetina est connue pour être la rivière la plus généreuse en eau de Dalmatie (la Dalmatie est une région historique des Balkans en bordure de la mer Adriatique ; elle s’étend sur la Croatie, le Monténégro et l’Herzégovine). Elle est surtout célèbre pour ses sources en forme de résurgences remontées des roches du versant nord-ouest de la montagne Dinara. Certaines ne jaillissent que par forte pluviométrie, mais l’une d’entre elles est un énorme trou bleu de 150 mètres de profondeur d’où l’eau sort toute l’année, et jamais à plus de 8°C. Il ne faut pas louper cette vue magnifique, tout près du village de Cetina. La rivière souffre de plusieurs barrages (sans aucune échelle à poisson) tout au long des 100 km qui la mènent à l’Adriatique, ainsi que du captage de ses eaux pour la mise en bouteille, mais cela reste un fabuleux cours d’eau pour la pêche, avec de très beaux ombres et des truites farios dont certaines sont dites « zebra » et qui correspondent à un morphe maintenant admis comme une espèce à part entière (Salmo rhodanensis) que l’on trouve notamment en France sur le bassin du Rhône.
Luka m’a fait pêcher le cours supérieur de la Cetina, à proximité du charmant village de Čikotina lađa. Cette partie de la rivière n’est pas facile à pratiquer. D’une part, parce que les accès sont difficiles dans un canyon qui serpente; entre falaises abruptes et ripisylves impénétrables, il faut parfois 20 à 30 minutes de progression lente et délicate pour passer d’un poste à l’autre. Et d’autre part, parce que marcher dans la rivière n’est pas plus simple, car les nombreux pièges (grosses pierres glissantes et trous profonds) de son lit très irrégulier sont souvent dissimulés sous une couverture de végétation aquatique très abondante. Dans ces conditions, la capture d’une ou deux de ces magnifiques truites méditerranéennes suffira à récompenser le pêcheur voyageur de ses efforts.
« Illyrian chub », le chevesne illyrien
Mais il était dit que la Cetina n’avait pas fini de nous livrer tous ses trésors. Alors que, depuis le pont de la ville de Grad Trilj, j’observais calmement une bande de chevesnes occupés à trouver quelques larves dans les herbiers qui ondulent dans le courant, Luka me lâche sur un ton désinvolte « Illyric chub ». L’expression m’électrise dans la seconde, car je sais que cette espèce de chevesne qui n’accepte que des eaux karstiques s’est particulièrement raréfiée à cause de la destruction de ses habitats. De fait, on ne le trouve plus aujourd’hui que sur quelques rivières de Croatie, de Slovénie et peut-être d’Albanie ! Luka est un pêcheur quasi exclusif de salmonidés, et le détourner de cet objectif permanent n’est pas chose aisée. Mais, depuis quelques jours que nous pratiquons ensemble, il a compris mon côté naturaliste et mon intérêt pour les espèces. Et puis, je suis son client et, en grand professionnel, il se résout vite et avec entrain à m’aider pour cette cible nouvelle et imprévue.
Nous devrons développer des trésors de finesse et de discrétion pour faire accepter nos micro-nymphes à ces chevesnes qui, comme tous les représentants de cette famille, sont tous aussi méfiants et prudents. Pourtant la première prise n’est pas l’animal attendu puisqu’il s’agit d’un très beau sujet de chevesne à petites écailles (Squalius tenellus) également typique des flux karstiques et nommé localement « Bosnian chub », car il est très présent en Bosnie-Herzégovine, notamment dans le poljé de Livno. Il faudra insister pour enfin tenir dans nos mains ce superbe chevesne illyrien (Squalius illyricus). Avec son corps long et musclé couvert de grandes écailles brillantes, ses gros yeux et ses nageoires noires, c’est un très beau poisson d’eau vive.
Enfin, les secteurs les plus calmes des eaux limpides de la Cetina nous offriront un dernier diamant écologique, le Livno rudd (Scardinius plotizza) un cypriniforme à l’allure de carassin mais qu’on trouve uniquement en Croatie et en Bosnie-Herzégovine. La Croatie, comme l’ensemble des pays des Balkans, s’ouvre de plus en plus au développement industriel et touristique. Souhaitons qu’elle sache trouver la voie pour associer à ces évolutions la préservation de ses trésors de biodiversité, pour les pêcheurs comme pour tous les autres amoureux de sciences naturelles.
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Balkan Fly Tour, Luka Šimunjak
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