Ce phénomène est commun au sein de la famille des salmonidés, et notamment chez les grands migrateurs tels que le saumon atlantique (Salmo salar). Sauf pour quelques rares cas particuliers, leur cycle biologique ne peut être bouclé seulement s’il y a une phase marine. C’est donc l’intégralité du cheptel né en eau douce qui dévalera jusqu’à l’océan, pour y remonter un à trois ans plus tard et s’y reproduire. Ces poissons sont dits « anadromes ». Mais chez la truite fario, les choses sont bien différentes, car nous pouvons évoquer plusieurs formes, dont la migratrice marine. Une stratégie de survie des plus étonnantes et ingénieuses pour ce poisson qu’il est parfois très compliqué d’appréhender et d’anticiper. Une truite de mer joue un rôle important et particulier au sein de la population à laquelle elle appartient. La pérennité et la stabilité d’un groupe d’individus d’une même espèce passent évidemment par un fort pouvoir de reproduction. Ainsi, chez les salmonidés, la tâche des géniteurs est très importante, et surtout celle des femelles, car la dépose et la qualité des œufs sur les frayères sont deux facteurs clés de la réussite. Et c’est là que la nature est bien faite, puisque deux tiers des truites de mer sont des femelles ! Chez la truite fario, le nombre d’œufs produits dépend directement de la taille des femelles, avec environ 2000 œufs/kg. Pour certains individus, rejoindre le milieu salé est dans ce cas une bonne stratégie, puisque cela facilite la prise de poids et la rapidité de croissance. Ainsi, à la remontée en rivière, certains géniteurs avoisinent les 2 kg après une année de mer seulement. Incomparable donc avec un individu sédentaire de rivière qui, à âge équivalent, pèsera au mieux quelques centaines de grammes. La quantité d’œufs déposés sur les frayères sera donc multipliée. Les œufs, plus gros, seront, eux, moins fragiles et produiront des alevins plus robustes. Les zones de fraie sont des lieux à forte compétition: la domination est un atout important face à l’enjeu de la reproduction. Les mensurations plus importantes des formes migratrices placeront ainsi les truites de mer dans les meilleures dispositions possibles.
Savoir s'adapter
La faculté des truites à devenir des poissons marins (smoltification) dépend d’une multitude de paramètres. Ce processus est en fait une réponse adaptative de l’espèce face à son environnement. La proportion de poissons qui deviendront des truites de mer n’est pas établie à l’avance. Elle demeure d’ailleurs très variable d’un cours d’eau à un autre. Pour comprendre comment une population de farios s’adapte à son milieu, évolue et produit à un moment donné sa forme migratrice marine, prenons trois exemples parlants.
Pauvreté du milieu d'origine
Nombreux sont les lieux où plusieurs espèces de salmonidés, dont la truite fario, ont été introduites. Ce fut par exemple le cas des îles Kerguelen, situées à l’extrême sud de l’océan Indien (Terres australes et antarctiques françaises). Le réseau hydrographique des îles est riche et varié, mais parallèlement très pauvre. À l’origine, et malgré leur qualité exceptionnelle, les eaux douces n’abritaient aucune espèce piscicole. Seuls quelques représentants planctoniques et de rares invertébrés étaient répertoriés. Pour cause, un climat rude, une saison froide longue et des températures aquatiques basses. Quelques années après leur introduction, certains poissons (souvent les plus gros) ont dévalé pour rejoindre la mer, car la bande côtière offrait une abondance de nourriture bien plus importante que ce qu’ils pouvaient trouver dans leur rivière d’origine. Dans ce cas, le milieu marin s’est retrouvé être une alternative idéale face à la pauvreté de leur milieu d’origine. Cependant, les cours d’eau sont d’excellentes nurseries ainsi qu’une zone d’hivernage pour les géniteurs.
Forte densité
La présence de truites de mer sur un cours d’eau peut être synonyme du bon état de santé d’une rivière. Si aucun élément n’est vraiment limitant au bon développement de la truite fario, une fois la population du réseau « saturée », un certain pourcentage d’individus va alors se « smoltifier » pour rejoindre l’eau salée. Cette fois-ci, c’est la densité salmonicole sédentaire du réseau qui favorise la dévalaison de certains sujets. C’est par exemple le cas de la Touques qui, à l’heure actuelle, est l’un des fleuves français qui compte le plus de remontées, avec plusieurs milliers d’individus. Il dispose en plus d’un profil très intéressant pour le développement des formes migratrices, puisque les premières zones de frayère sont proches de son embouchure.
Pollution, sédimentation...
Le dernier exemple concerne les cours d’eau où les bassins-versants sont confrontés à une forte pression anthropique qui est à l’origine d’importants facteurs limitants pour la truite fario : pollutions diverses, sédimentation et colmatage des frayères, etc. Devant de tels dommages, les densités salmonicoles en ces lieux sont faibles et souvent en régression. La dévalaison d’un nombre important de smolts comparativement à la population sédentaire est dans ce cas précis une action forcée. Elle est l’ultime stratégie de sauvegarde de l’espèce pour maintenir et essayer de redynamiser sa population.