La colère est grande dans les rangs des pêcheurs qui n’ont plus aucune solution pour lutter contre la prolifération du grand cormoran. Mais pourquoi a-t-on brisé le statu quo qui permettait de tuer quelques oiseaux dans chaque département sur les eaux libres ? L’État n’y est pour rien, ou presque, et subit les attaques des associations de protection de la nature, LPO en tête. Ces dernières luttent dans les départements pour faire casser les arrêtés préfectoraux et interdire les tirs. Sur son site Internet, la LPO fanfaronne et clame que « suite à un recours de la LPO, le tribunal administratif de Grenoble a annulé le 5 avril 2022 l’arrêté du préfet de la Savoie du 8 octobre 2019 ayant autorisé la destruction de 88 grands cormorans dans son département pour la période 2019-2020. C’est notre quinzième victoire juridique similaire. Après le Loir-et-Cher, la Haute-Loire (deux fois), l’Oise, l’Aveyron, la Corrèze, le Doubs, l’Eure, l’Eure-et-Loir, le Lot-et-Garonne, la Nièvre, les Pyrénées-Orientales, le Tarn et le Vaucluse, c’est le quinzième jugement qui donne raison à la LPO, et aucun de perdu » .
Le grand-duc au secours des pêcheurs
Cinq autres arrêtés dans les Alpes-Maritimes, les Côtes-d’Armor, le Finistère, le Nord et les Pyrénées-Atlantiques sont en attente de jugement. Et les écologistes font feu de tout bois pour étayer leur demande d’annulation des tirs avec parfois des arguments presque risibles. Selon la section de la LPO de Savoie, « le cormoran constitue désormais une proie pour d’autres espèces comme le grand-duc »… Si nous devons attendre que le grand-duc régule les populations de cormorans en France, les pêcheurs ont raison d’être inquiets quant à la prolifération de l’espèce ! Ces revers juridiques ont donc conduit le ministère à revoir sa copie (voir notre interview plus bas) lors de l’élaboration du nouveau projet d’arrêté fixant le nombre d’oiseaux pouvant être tués dans chaque département. Nous vous avions alerté, le 28 juillet dernier, dans notre rubrique actualité sur le site Internet de La pêche et les poissons ! Une consultation publique était en ligne concernant ce projet d’arrêté. Nos instances fédérales ont incité tous les pêcheurs à voter contre ce projet qui ne mentionnait plus de tir sur les eaux libres. Hélas, à la lecture des commentaires, nombre de pêcheurs se sont trompés, mentionnant un avis favorable au texte, tout en argumentant contre la prolifération de l’espèce. Des votes dans le mauvais camp ! Mais ne nous leurrons pas, la messe était certainement en partie déjà dite, car le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) avait été consulté préalablement, le 5 juillet 2022, et s’était prononcé favorable ment concernant cette mise à zéro des quotas pour les eaux libres. Le ministère aurait pu, bien sûr, passer outre cet avis…
Le saumon et la truite de mer en danger ?
La prédation du grand cormoran est actuellement étudiée sur ces deux espèces emblématiques, en Bretagne sur le Léguer (22), et en Normandie sur l’Arques (76), dans le cadre du programme SAMARCH (Salmonid Management Round the Channel) qui vise à améliorer la gestion des populations de saumons et de truites de mer dans la Manche. Il s’inscrit dans le contexte de baisse d’abondance des populations sauvages de saumons atlantiques et de truites de mer, dont les effectifs ont diminué d’environ 70% depuis les années 1970. « Une première phase d’étude de terrain a permis d’observer les grands cormorans sur les dortoirs identifiés », précise Gaëlle Leprévost, directrice de Bretagne Grands Migrateurs. Sur le Léguer, un dortoir estuarien et trois dortoirs en rivières ont été suivis tout au long de l’année, une fois par mois et jusqu’à deux fois par mois pendant la période de dévalaison des jeunes saumons par le Geoca (Groupe d’études ornithologiques des Côtes-d’Armor) pour les dénombrer, noter leur comportement et déterminer leur âge. C’est surtout sur les smolts que les doutes concernant la prédation sont les plus importants. Les premiers résultats de l’étude montrent que les variations d’effectifs de grand cormoran au dortoir ne semblent pas être liées à la période de dévalaison des smolts. Près de 370 pelotes ont été récoltées et sont en cours d’analyse par les scientifiques au Muséum national d’histoire naturelle. Elles devraient permettre d’obtenir une image relativement précise du niveau de prédation exercée sur les salmonidés. Trente espèces de poissons différentes ont été retrouvées dans les pelotes qui ont déjà été analysées.
Combien sont-ils ?
Le couperet est donc tombé, il n’y a plus de prélèvements sur les eaux libres ! À quoi faut-il s’attendre en matière d’accroissement de l’espèce ? Nous n’allons pas revenir sur l’essor du grand cormoran en France. Depuis vingt ans, bon nombre d’articles vous ont expliqué dans le détail que cette espèce était au bord de l’extinction dans les années 1970. Quelques milliers d’oiseaux subsistaient aux Pays-Bas. Les Scandinaves détruisaient les œufs et l’espèce était en péril. La directive oiseaux de 1979 le fit passer de paria à protégé… Il a fallu bien une dizaine d’années pour que les premiers vols en V apparaissent au-dessus de la France chaque début d’hiver. En 1983, un recensement national donnait 14 400 cormorans en hivernage en France. Mais avec un taux d’accroissement de 20% et peu de prédateurs, les effectifs de grands cormorans ont rapidement progressé. En 2013, ils étaient 106 555. Le dernier comptage dénombre 111 36 couples nicheurs en France en 2021 de Phalacrocorax carbo sinensis, contre 9 567 en 2018. Une autre sous-espèce fréquente les côtes bretonnes et normandes, il s’agit de Phalacrocorax carbo carbo (1 876 couples). Cette espèce est totalement protégée, ce qui a d’ailleurs conduit le ministère à supprimer totalement les prélèvements de cormorans dans ces régions. La distinction entre les deux espèces n’est pas aisée et le risque d’erreurs important. Abordons les populations hivernantes en France. Tous les automnes, nous voyons arriver des cohortes d’oiseaux venus des pays du nord. Ils seraient 98 000 en moyenne à stationner chez nous avec un pic à 132 000 oiseaux en décembre 2021. La carte de répartition de l’espèce et la localisation des dortoirs suivent grosso modo nos grands cours d’eau : l’axe Saône-Rhône, la Garonne, la Dordogne, la Loire, la Seine et les grandes zones humides que sont les Dombes, le Marais poitevin, les Landes…
6 000 tonnes de poissons par an
Les oiseaux migrants sont là entre le 15 octobre et le 15 mars, soit 152 jours. La ration alimentaire moyenne journalière est connue : environ 400 g de poisson. Un individu consomme donc aux alentours de 60,8 kg lors de son séjour français. Environ 6 000 tonnes de poissons sont dévorées par l’effectif hivernant chaque année. Est-ce grave ? Soyons honnêtes, dans la majorité des cas, l’impact n’est pas significatif. Sur certains secteurs, en revanche, c’est une catastrophe. C’est le cas notamment aux alentours d’ouvrages qui peuvent bloquer la circulation du poisson ou le concentrer, barrage, passes à poissons, écluses… Interrogé à ce sujet, Jean-Pierre Faure, le directeur de la fédération de pêche du Rhône, relativise : « Il y a environ 2 000 cormorans hivernants sur le département. Une modélisation récente a tenté de faire le lien entre les biomasses des différents maillons de la chaîne trophique, dont les poissons et les cormorans, sur la Saône. Même s’ils sont peu précis, les résultats indiquent un rapport très faible entre le prélèvement du cormoran, de l’ordre d’une centaine de tonnes, et la production piscicole, d’environ deux mille tonnes sur le secteur étudié. La prédation du cormoran ne représente que quelques pourcents de cette production annuelle et s’exerce majoritairement sur du poisson fourrage, dont le taux de renouvellement est le plus élevé. L’impact n’est donc pas catastrophique sur ces vastes milieux. En revanche sur un petit plan d’eau isolé, l’espèce peut ravager le cheptel piscicole présent, comme cela a été démontré très clairement par les pisciculteurs. »
Moins d'impact sur les grands milieux
Deux chercheurs, Samuel Vanderlinden et Roland Libois ont passé en revue une centaine de pelotes de réjection et des restes pour analyser le régime alimentaire du cormoran sur les lacs de l’Eau d’Heure en Wallonie, au sud de Charleroi. L’analyse des pelotes de réjection ramassées au pied des dortoirs de cormorans permet de récolter les restes osseux et les otolithes des poissons consommés la veille. Ces restes sont passés dans des tamis, puis triés pour reconstituer les squelettes. Les chercheurs ont découvert 1 316 proies dans ces pelotes appartenant à douze espèces de poissons différentes. Le gardon arrive en tête des poissons consommés avec 51% du nombre de proies, suivi de la perche 31%, et de la brème 6%. Le brochet arrive plus loin avec 4 % seulement. Mais si l’on compare la biomasse et non plus le nombre, le gardon ne représente plus que 30 %, la perche 37 % et le brochet 17 %. Les chercheurs ont aussi pu déterminer la taille des proies avalées. L’analyse est fine et se base sur des tables de croissance des poissons. Sur ce plan d’eau wallon, les cormorans consomment des gardons entre 5,2 et 33,2 cm, avec une moyenne de 12,1 cm, des perches entre 5 et 33 cm, en moyenne de 14 cm. La prédation sur les brochets se fait sur des sujets allant de 17 et 41,5 cm (moyenne à 29,9 cm) et sur les sandres entre 9,5 et 28,9 cm (moyenne à 18,4 cm). Ne sont bien sûr pas comptabilisés les poissons plus gros, blessés mais non consommés par les oiseaux ! Si 50 % des poissons consommés mesurent moins de 12,5 cm, en ce qui concerne les brochets, la taille est supérieure.
Des tirs localisés
Il faudrait donc pouvoir revenir au système mis en place lors du dernier texte, en accord avec l’arrêté ministériel cadre du 26 novembre 2010, qui mentionnait non seulement un nombre d’oiseaux pouvant être tués, mais aussi des secteurs géographiques où réaliser ces tirs. L’an dernier, le nombre maximal à atteindre était de 50 283 oiseaux, dont 29 004 sur les piscicultures et 21 279 sur les eaux libres. Ce total comportait de grosses disparités dans la répartition des quotas suivant les départements et s’adaptait ainsi aux particularités et enjeux locaux. L’Ain, par exemple, avec ses nombreux étangs de production piscicole, dénombrait 4 000 oiseaux à tirer sur les secteurs de production, contre 500 seulement sur les eaux libres. Proportion quasi identique en Saône-et-Loire avec 1 275 oiseaux sur les piscicultures et 275 sur les rivières et lacs. À l’inverse, les Alpes-de-Haute-Provence n’avaient que 50 oiseaux à tuer, tous sur les eaux libres, de même qu’en Haute-Garonne avec 1 000 oiseaux. Ces attributions ne sont pas tombées du ciel, elles ont fait l’objet de longs échanges et relevés scientifiques de terrain. Ainsi, une étude de la FDPPMA de la Gironde détaillait avec précision les comptages d’oiseaux hivernants, les recensements d’espèces de poissons plus ou moins sensibles à la prédation, l’impact économique et écologique du grand cormoran, pour conclure par une demande de tir de… 50 oiseaux. Que de temps, d’énergie et d’argent dépensés pour un prélèvement assez minime au final.
Des espèces à enjeux
Les pêcheurs doivent donc démontrer l’impact négatif du cormoran sur les peuplements de poissons s’ils ne veulent pas perdre devant les tribunaux. Parfait, mais pas sur tous les poissons ! Fi de la brème et du gardon jugés omniprésents ! Non, il faut axer la recherche sur les espèces à « enjeu », les salmonidés, les migrateurs et quelques espèces, dont l’état de conservation n’est pas jugé satisfaisant, comme le brochet dans certaines régions. Mais attention à ne pas tomber dans le piège tendu qui consisterait à nous faire dire que la prédation du cormoran sur le brochet ou l’ombre peut les mettre en péril en raison d’effectifs défaillants. En ce qui concerne les salmonidés, des études, notamment sur des rivières danoises, ont démontré une prédation pouvant atteindre 30% de la population des truites et plus de 60% pour l’ombre commun. Une étude fut menée en 2020 par la fédération départementale de pêche des Vosges, sur la Moselle dans le secteur d’Épinal. L’analyse de 83 contenus stomacaux de cormorans tués sur ce parcours a démontré la prédation d’ombres communs et de brochets notamment. Les scientifiques estiment que six tonnes de brochets et une tonne d’ombres ont été consommées par les oiseaux sur ce département durant l’hiver 2019-2020. Le rapport conclut que cette prédation n’a fait qu’accentuer le déclin de la population d’ombre de la Moselle, en aval d’Épinal. « Il en va de même avec les truites fario sur de petites rivières vosgiennes, indique Christophe Hazemann, directeur de la fédération. Le cormoran est observé sur des cours d’eau de moins de dix mètres de largeur, à plus de quatre cents mètres d’altitude. »
Les professionnels dans la ligne de mire
Les pisciculteurs ne peuvent pas dormir sur leurs deux oreilles car le CNPN, en conclusion de son avis sur le projet d’arrêté, demande « la production d’une analyse circonstanciée des effets de la destruction des grands cormorans sur les exploitations de pisciculture en étangs, aussi bien en termes économiques qu’en termes opérationnels ». Autrement dit, les professionnels vont, eux aussi, devoir réaliser des études sur les pertes subies et les moyens mis en œuvre pour effaroucher les oiseaux s’ils veulent pouvoir continuer de protéger leur site de production. Et les dégâts et pertes sont bien réels. Dans une note technique de la fédération de pêche du Lot-et-Garonne, on découvre que la population de cormorans a bondi en trois ans, en raison de la croissance naturelle, mais aussi par le comptage de treize nouveaux dortoirs. Le nombre d’oiseaux hivernants est passé de 1 757 à 3 207 entre 2019 et 2021, soit 86% d’augmentation. Sur la pisciculture fédérale de Bruch, la perte de production de poisson est évaluée à plus de 3 000 euros et le coût de protection des installations par des fils et des cages s’élève à 6 419 euros, soit près de 2 000 euros par an. Quant aux dégâts occasionnés par les cormorans sur les eaux libres du département, la fédération les estime à plus de 3 millions d’euros par an. La demande du ministère de l’Écologie de produire de nouvelles études passe donc très mal auprès des élus de la pêche. Des données scientifiques validées, françaises et internationales, il y en a ! C’est donc plus une décision gouvernementale qui est attendue pour calmer les esprits. Et c’est sûrement le plus dur à obtenir à l’heure actuelle.
Le harle bièvre, l’autre vorace
Nikola Mandic, le dynamique président de la fédération de pêche de l’Ain ne décolère pas ! « Nous avions déjà de grosses populations de cormorans dans notre département et voilà que les harles bièvres colonisent les petites rivières à truites des bassins de l’Ain et du Rhône. C’est une catastrophe ! Cet oiseau peut mettre à sec des linéaires complets de rivières ! » Ce super prédateur, assez discret, n’est apparu que très récemment dans cette région. Les premières observations remontent à 1974 sur le lac d’Annecy. Les nidifications étaient très rares jusqu’à ce que des associations naturalistes et même des mairies disposent des nichoirs artificiels dédiés à l’espèce. « Avec huit à douze œufs par an et 75% de succès de reproduction, l’espèce prospère. Le dernier comptage avance le chiffre de 138 oiseaux dans l’Ain. C’est sous-estimé, beaucoup de secteurs ne sont pas prospectés. L’oiseau se plaît dans ces rivières dont l’eau est très claire. Il chasse à vue et poursuit les truites. Il consomme au moins 300 g de poisson par jour. »
Bérangère Couillard : "nous devons mener des études solides"
Lors du congrès de la FNPF, le 19 septembre dernier, les présidents de fédérations départementales de pêche ont chahuté Bérangère Couillard, secrétaire d’État à l’Écologie. Nous l’avons interrogée afin qu’elle précise la position du Gouvernement sur le cormoran !
Les représentants des pêcheurrs sont en colère suite à l’abandon des quotas de tirs pour les eaux libres. Les comprenez-vous ?
Bérangère Couillard : J’entends évidemment les inquiétudes des pêcheurs. Le nombre moyen de grands cormorans hivernants a augmenté depuis que l’espèce est protégée. Il était extrêmement bas dans les années 1980. L’élaboration de l’arrêté triennal du 19 septembre 2022, fixant les plafonds départementaux dans les limites desquelles des dérogations aux interdictions de destruction peuvent être accordées, est intervenue dans le contexte particulier d’annulation d’arrêtés préfectoraux relatifs aux dérogations sur les cours d’eau et plans d’eau, suite à diverses requêtes déposées ces dernières années. Les décisions rendues par les tribunaux administratifs font état de motivations insuffisantes des arrêtés. Aussi, afin de sécuriser juridiquement le dispositif et d’éviter que les futurs arrêtés préfectoraux ne soient à nouveau annulés, il a été décidé de ne pas établir de plafonds pour les cours d’eau et plans d’eau, et donc de ne pas y autoriser les tirs des cormorans. Je peux donc comprendre la frustration des pêcheurs et des fédérations de ne plus bénéficier de dérogations. C’est pourquoi des discussions sont en cours avec la FNPF afin de définir un protocole d’études susceptibles de démontrer l’éventuel impact du grand cormoran sur certains cours d’eau et plans d’eau et, in fine, d’y autoriser de nouveau les tirs.
Qui pourrait mener ces nouvelles études et avec quel axe de recherche ?
B. C. : Lors de la phase d’élaboration de l’arrêté triennal, il a été acté avec les partenaires que si des études robustes étaient produites localement et démontraient l’impact du grand cormoran sur l’état de conservation de certaines espèces piscicoles, ce texte pourrait être complété afin de mettre en place des plafonds sur les cours d’eau et plans d’eau concernés dans les départements. Des discussions sont en cours afin de construire un protocole solide et de définir des sites pilotes pour le mettre en œuvre. Quatre départements ont été identifiés afin de mettre en œuvre ce protocole (les Vosges, l’Aude, le Lot-et-Garonne et la Haute-Loire). Ce sont les fédérations départementales de pêche et de protection des milieux aquatiques qui mèneraient ces études, selon un protocole construit par la FNPF, en lien avec les FDPPMA, et validé scientifiquement par l’Office français de la biodiversité.
Les pêcheurs remettent parfois en cause les comptages de cormorans réalisés sur le terrain, et donc le nombre d’oiseaux nicheurs et hivernants. Ces données sont-elles fiables ?
B. C. : Les comptages de grands cormorans sont réalisés au niveau national tous les 3 ans selon une méthodologie identique pour chaque recensement et chaque département. Je peux vous assurer qu’ils sont fiables. Ils sont organisés par un coordinateur national, Loïc Marion, chercheur au CNRS, auteur de nombreuses publications scientifiques, seul spécialiste français de l’espèce, et qui a suivi depuis le début l’arrivée progressive de la sous-espèce continentale. Il mandate lui-même des coordinateurs départementaux. Pour que ce soit clair pour chacun de vos lecteurs, la principale opération consiste à recenser tous les dortoirs nocturnes hivernaux. Il s’agit donc d’un recensement exhaustif, autour du 15 janvier. Il est demandé aux coordonnateurs locaux de reporter sur une carte IGN l’emplacement précis des nouveaux dortoirs et de transmettre les fiches de comptage de dortoirs au coordinateur national. Le dernier recensement national, réalisé durant l’hiver 2020-2021, a vu la participation de 123 AAPPMA et 33 fédérations départementales de pêche parmi les organismes recenseurs. Par conséquent, les pêcheurs sont donc déjà partie prenante de ce dispositif et je m’en réjouis, car leur connaissance des territoires est nécessaire pour nous éclairer dans ce travail.
Quelle est la position générale du ministère de l’Écologie sur le sujet du cormoran ? Plus de protection ? Plus de prélèvements ?
B. C. : Ma position, c’est qu’il convient à la fois de ne pas nuire à l’état de conservation de l’espèce, mais également de démontrer qu’il n’existe pas d’autre solution satisfaisante que des tirs et que le motif est justifié. Un équilibre est indispensable entre préservation de l’espèce et destruction d’individus. Le grand cormoran est une espèce protégée au niveau national au titre de l’arrêté du 29 octobre 2009 fixant la liste des oiseaux protégés sur l’ensemble du territoire et les modalités de leur protection. Son régime alimentaire est piscivore, aussi sa prédation sur les espèces piscicoles est un phénomène naturel. Cependant, afin de contrôler l’impact qu’il occasionne sur les poissons, la France a mis en place un système dérogatoire à la protection stricte. Le grand cormoran fait ainsi l’objet d’une politique nationale cohérente depuis les années 1990, où les opérations de destruction ont débuté. Et ces dérogations peuvent actuellement être accordées pour protéger les piscicultures dans 58 départements, avec un plafond annuel de 27 892 individus autorisés à la destruction.
Claude Roustan : "Il faut absolument continuer de réguler le cormoran"
Claude Roustan, président de la Fédération nationale de la pêche en France, ne décolère pas et c’est dans une interview sans langue de bois qu’il nous livre la position de la structure associative nationale et les actions mises en œuvre pour faire plier le ministère.
On sentait la colère monter dans les rangs des pêcheurs et de leurs structures fédérales au sujet de la gestion du cormoran en France. L’absence de plafonds de prélèvements pour les eaux libres dans le nouvel arrêté du 19 septembre 2022 a mis le feu aux poudres. C’est le début d’un bras de fer ?
Claude Roustan : Je confirme que notre mobilisation est totale et que nous ne lâcherons rien ! Notre confiance envers le ministère et ses services est bien entachée et nous attendons vivement un acte fort de leur part en faveur de notre loisir. Accompagnés de certaines fédérations départementales, nous allons en effet attaquer en justice cet arrêté et au-delà de la séquestration de la RMA, d’un montant de 8 millions d’euros, nous séquestrerons également les montants des baux de pêche publics 2023. Mais cela ne s’arrête pas là, car tout le réseau est appelé à réfléchir et à proposer d’autres mesures d’action que nous n’hésiterons pas à mettre en place si rien ne bouge.
Que demandez-vous à madame la ministre ? De revenir sur son arrêté et de fixer des plafonds de tirs aussi pour les eaux libres, même si c’est contre l’avis du CNPN ?
C. R. : Dans quelques départements, les arrêtés fixant les quotas de tir sur les eaux libres ont été attaqués par la LPO et, pour la plupart, cassés par le tribunal administratif. Pour autant, ce ne sont pas tous les arrêtés qui ont été attaqués et cassés, loin s’en faut (15 recours en 2021 sur 97 arrêtés). Dans une vision purement technocratique, le ministère et ses services ont considéré qu’ils pouvaient tous l’être et par conséquent ils n’ont pas reconduit l’arrêté fixant les quotas départementaux. C’est inadmissible et incompréhensible, d’autant que le ministère semble accorder plus d’intérêt pour les arrêtés concernant les chasses traditionnelles qui sont pourtant systématiquement suspendus par le Conseil d’État… Pour rappel, le Conseil d’État a rejeté, le 21 avril 2022, un recours contre les précédents quotas de tirs de grands cormorans, en raison de l’état de conservation favorable de l’espèce. Notre demande présente donc une légitimité certaine. Le Conseil national de protection de la nature donne un avis, mais c’est l’État qui décide en dernier ressort. Pour nous, cette décision du ministère constitue un net recul pour la préservation de notre patrimoine piscicole, qui, en cette période de sécheresse, n’a pas besoin de cela. Il y a là une différence de traitement qui m’interpelle et j’en appelle donc, moi aussi, à l’arbitrage du président de la République.
Bérangère Couillard a indiqué lors du congrès de la FNPF qu’il manque des études scientifiques prouvant l’impact réel du cormoran sur les populations piscicoles. Depuis plus de trente ans de contestations sur le sujet, ces études n’existent-elles pas ?
C. R. : Bien sûr qu’elles existent, car les structures de notre réseau associatif se sont investies de longue date sur ce sujet. Certes, elles méritent d’être étayées et actualisées… Mais selon une enquête interne menée par la FNPF en mai 2022, environ la moitié des 59 fédérations départementales répondantes a réalisé des analyses de contenus stomacaux de grands cormorans. La quasi-totalité d’entre elles a participé, par ailleurs, au comptage des hivernants sur leurs territoires. Suite à la demande de madame la ministre, nous allons bien évidemment collaborer avec l’OFB pour fournir de nouvelles études scientifiques. En attendant, il faut absolument pouvoir continuer à réguler le grand cormoran.
Certains pêcheurs pensent que les cours d’eau de première et de seconde catégorie sont sacrifiés au profit des plans d’eau de production piscicole. Qu’avez-vous envie de leur répondre ?
C. R.: Je ne souhaite pas opposer la filière de production piscicole et les pêcheurs… Mais la vision du ministère s’est limitée à l’aspect commercial des piscicultures et enclos piscicoles, sans tenir compte du poids économique de la pêche de loisir qui s’élève pourtant à 2 milliards d’euros ! Je partage la colère de certains pêcheurs, car elle est légitime. En prenant cet arrêté, le ministère de l’Écologie ne considère pas la place et les efforts de notre réseau dans toutes ses dimensions (environnementale, sociale et économique). C’est une aberration et un manque de respect envers nos structures associatives agréées pour la protection de l’environnement Je demande au ministère de reprendre très rapidement un arrêté permettant aux préfets d’organiser la régulation du grand cormoran et l’attribution de quotas de tirs par département sur la base des arrêtés antérieurs. Les effectifs de grands cormorans ont augmenté de 16% en trois ans au bord des lacs et rivières selon le rapportage officiel de l’OFB. Il est indispensable de protéger les espèces piscicoles contre un prédateur de plus en plus envahissant.