Entre les années 1950 et 1980, jusqu’à ce que le concept de gestion patrimoniale rationalise un peu les choses, l’empoissonnement a constitué une pierre angulaire dans la gestion des rivières à truites. Des œufs aux surdensitaires, en passant par les alevins à résorption ou émergents, les estivaux, les truitelles d’automne, les truitelles d’un an ou les gros géniteurs, des dizaines de millions de truites étaient déversées chaque année dans nos rivières. Mais passée une période d’enthousiasme liée autant à la maîtrise technique de la production qu’aux perspectives de pêches à venir, les temps ont peu à peu changé. La vision agronomique a laissé place à une approche plus naturaliste, basée sur la prise en compte croissante de la rivière en tant qu’écosystème à part entière, et plus seulement comme un support dans lequel on pouvait introduire des poissons pour les pêcher.
Premières inquiétudes
Dans cette nouvelle donne, la population de truites sauvages s’est vite retrouvée au centre des préoccupations. Les empoissonnements massifs en farios de pisciculture ont commencé à susciter la crainte, pour leur impact génétique supposé sur les populations naturelles. Émerge alors le concept de souches locales, modelées par plusieurs millénaires de sélection naturelle, et dont on craint qu’elles ne disparaissent, diluées puis noyées dans cet énorme flux de truites de pisciculture, venues du Danemark ou d’Allemagne. Les débats sur les risques et dangers potentiels que représentent ces apports massifs furent très vifs.
Un peu d'ordre
Les plus pessimistes annoncèrent la fin des souches locales, la grande pollution génétique, le grand abâtardissement de nos populations de truites par le fait de ces hordes de Danoises ponctuées d’orange et aux nageoires incertaines. Heureusement, à partir des années 1990, le concept de gestion patrimoniale met un peu d’ordre dans cette grande gabegie d’alevinages à tout va. Il les réduit considérablement et commence à les rationaliser. Mais dans l’esprit de bien des pêcheurs, le mal était fait… La plupart pensent que les souches locales ont disparu et que toutes les truites de nos rivières ont désormais un lien de parenté plus ou moins proche avec leurs cousines d’élevage.
Avec la science
Mais la science progresse et avec elle les techniques d’analyse génétique. Ainsi, depuis plus de vingt ans, des études sur la génétique de nos populations de truites sont réalisées, un peu plus nombreuses au fil des années. De sorte que l’on dispose aujourd’hui d’une vision relativement élargie des effets de ces empoissonnements, passés ou actuels, sur la génétique de nos populations. En analysant tout cela globalement, la surprise est de taille : certes il y a bien eu hybridations mais cette introgression génétique, c’est le nom scientifique (voir encadré) est d’intensité variable, et surtout, elle est faible voire très faible dans de nombreuses rivières et même dans certaines régions entières. On est loin du désastre annoncé, c’est-à-dire d’une homogénéisation générale des truites françaises, dont les souches originelles se seraient diluées dans les centaines de tonnes introduites. Au lieu de cela, la situation est bien plus contrastée, avec certes quelques populations relativement hybridées mais aussi de très nombreuses présentant des niveaux d’introgression faibles, inférieurs à 20%.
Plusieurs définitions
Le terme introgression exprime l’hybridation entre truites de souche locale et individus issus de pisciculture. Mais il peut aussi exprimer la proportion de truites qui présentent des gènes de pisciculture ou la proportion de gènes de pisciculture mesurée dans une population. Dans ce dernier cas, il est important de savoir si des truites étant issues d’alevinage ont été ou non intégrées aux truites analysées, ce qui tend toujours à surestimer le taux d’introgression alors que ces truites présentent très peu de probabilité de survie avant d’être en mesure de se reproduire.
Pas de désastre
La logique du raisonnement des pessimistes leur semblait imparable : avec des introductions considérables de truites fertiles, de la même espèce, et sur une durée aussi longue (près d’un siècle !), la diversité génétique de nos populations allait disparaître. Et les études génétiques confirmeraient ce fameux «grand abâtardissement» prophétisé par quelques « spécialistes» sévissant dans certains magazines halieutiques à 8 francs 6 sous, pour reprendre l’excellente formule de Pascal Bacoux. Mais pourquoi la catastrophe annoncée n’a-t-elle pas eu lieu ? En y réfléchissant et en lisant attentivement la littérature scientifique sur ce sujet, on peut avancer plusieurs explications. La première est la très faible efficacité des empoissonnements. En effet, le taux de survie de ces espèces de truites de pisciculture introduites en milieu naturel est globalement extrêmement limité.
Pas armées
S’il peut être significatif dans certains rares cas particuliers, il est la plupart du temps compris entre 0 et 5% un an à peine après introduction. De sorte que très peu de truitelles ou d’alevins introduits survivent jusqu’à l’âge de se reproduire. Issues de souches adaptées à la vie en milieu artificiel, élevées sans prédateur, dans des conditions d’élevage où la nourriture est facile et abondante, où les pathologies sont contrôlées et rapidement enrayées, ces truites ne sont guère armées pour survivre dans un environnement souvent hostile, où chacune doit gagner sa place dans une compétition féroce, là où la nourriture est à la fois moins abondante et plus irrégulière, où il faut s’adapter aux crues autant qu’aux étiages et où les prédateurs (sans même parler des pêcheurs) sont très nombreux.
Vite reprises
Quoique moins évident, un second paramètre entre en jeu. Une bonne partie de ces truites ayant survécu jusqu’à l’âge adulte termine en effet sa vie au fond d’un panier avant de s’être reproduite. On sait que les truites surdensitaires (les fameuses portions) ont une capturabilité très élevée. Mais il se trouve que c’est aussi le cas des truites introduites jeunes (alevin ou truitelle). Même après plusieurs mois voire années passés en milieu naturel, elles présentent une capturabilité bien supérieure à celle des poissons sauvages. Issues de souches sélectionnées pour leur croissance rapide, leur métabolisme est plus élevé. Plus actives et agressives que les sauvages, elles se font capturer plus facilement.
Alevinage et no-kill
Résultat : très peu survivent jusqu’à l’âge de la reproduction… ce qui n’était certes pas forcément le but des promoteurs de ces alevinages intensifs. En revanche, cela signifie que tout alevinage réalisé sur un parcours où le prélèvement est interdit (réserve, no-kill) présente un risque potentiel bien plus élevé d’introgression génétique. C’est par exemple ce qui explique des différences d’introgression observées en Espagne, entre certains parcours avec ou sans prélèvement. Enfin, d’autres explications sont également démontrées par des études scientifiques réalisées sur les truites issues d’alevinage, comme par exemple un succès reproducteur plus faible, une certaine tendance à se reproduire entre elles et une plus faible survie des individus hybrides ayant éventuellement été générés.
Au fil du temps
En outre, le niveau d’introgression n’est pas fixe dans le temps mais reste un paramètre en évolution. Il peut très bien augmenter sous l’effet d’une intensification des empoissonnements, de mesures réglementaires qui tendraient à favoriser la reproduction des truites d’alevinage (arrêt de la pression de pêche, mise en réserve). Certains événements catastrophiques, comme des crues dévastatrices par exemple, pourraient temporairement réduire la compétition et favoriser la survie de truites alevinées. Mais l’introgression a de toute façon tendance à diminuer au fil des années après l’arrêt définitif des alevinages. La sélection naturelle tend en effet à éliminer les truites porteuses de gènes moins adaptés à la survie en milieu naturel, ce qui est souvent le cas des hybrides.
L'état des rivières
Au final, si les populations ne présentant aucune introgression sont bien sûr rares, nous sommes loin du tableau catastrophique de populations très largement introgressées. Dans la plupart des rivières fonctionnelles, l’introgression est faible voire très faible. Dans d’autres hélas, elle l’est certes trop (50 à 80%, voire plus). Mais en y regardant de plus près, ces populations sont souvent réduites et vivent dans des rivières plus ou moins gravement perturbées. Car il est très tentant d’établir un lien entre niveau d’introgression de sa population et fonctionnalité d’une rivière. C’est bien sur ce dernier point qu’il conviendrait d’agir.
L’étude de Hansen
Dans une étude réalisée au Danemark, Hansen a constaté une introgression de l’ordre de 6% alors que les quantités de truites sauvages et introduites dans la rivière étudiée auraient dû conduire à un niveau d’introgression de 64% si la survie et la capacité de reproduction de toutes ces truites étaient équivalentes. Preuve qu’elles ne l’étaient donc pas !