Le grand ordre des siluriformes et poissons-chats constitue près d’un quart des espèces de poissons dans le monde. Pourtant, aussi nombreux soient-ils, seule une petite quinzaine d’entre eux sont véritablement de grande taille, c’est-à-dire supérieure au mètre à l’état adulte, la plupart étant des grands prédateurs. Ils sont bien connus des pêcheurs voyageurs et, si on leur parle de ceux vivant en Amérique du Sud, ce sont sans nul doute les surubis (Pseudoplatystoma spp), le pirarara (Phractocephalus hemioliopterus) ou encore le piraiba (Brachyplatystoma filamentosum) qui seront évoqués. Après un séjour chasse dans les prairies humides de la pampa, j’ai réservé quelques jours de pêche à un guide rompu à ce biotope si particulier. Je lui ai demandé une recherche exclusive de ce gros catfish communément appelé « patí gigante » par les pêcheurs locaux. Récit de la capture de ce patí géant.
Une mer d’eau douce
Il est 7h00 du matin lorsque, pour notre première sortie, Walter me retrouve comme prévu au ponton numéro 4 du port de San Fernando situé seulement à quelques dizaines de kilomètres au nord de Buenos Aires, la capitale argentine. Son large sourire et quelques mots d’accueil suffisent à me donner immédiatement confiance en ce « guía de pesca » pour atteindre l’objectif fixé. Il est vrai que Walter n’a pas besoin de beaucoup s’exprimer pour expliquer qui il est, car on lit sur son visage et dans ses yeux marqués, façonnés, burinés par le soleil, le vent et les embruns, aussi facilement que dans un livre. Ce type-là doit savoir de quoi il parle… Nous commençons par faire route à vitesse lente sur les eaux calmes de la rivière Luján qui n’abrite pas moins de sept des quinze clubs nautiques du delta intérieur du Rio Paraná. Il faut avouer que ses multiples bras, qui ourlent de nombreuses îles, sont particulièrement propices à ce type d’infrastructures. Nous ne tardons pas à pénétrer dans l’immensité des eaux du Rio de la Plata et Walter peut lâcher les 225 chevaux du moteur Honda four stoke qui font filer son élégante et spacieuse coque ouverte de 7 mètres sur les eaux du fleuve au coloris marron. Le Rio de la Plata apparaît sur les cartes comme une énorme entaille de près de 300 km de long dans la côte ouest de l’Amérique du Sud. On pourrait imaginer cet espace totalement envahi par les eaux salées de l’océan Atlantique, mais les fleuves Paraná et Uruguay qui viennent y jeter leurs eaux et leurs sédiments sont si puissants que le golfe reste la propriété exclusive et permanente des eaux douces. Nous approchons désormais des côtes de l’Uruguay et de nombreuses îles et îlots (le Rio de la Plata recense une cinquantaine d’islas et islotes) recouverts d’une végétation luxuriante défilent devant nous. C’est pourtant au milieu de rien que Walter va amarrer son bateau à un gros poteau de bois planté de travers et coiffé d’un vieux fût métallique de 200 litres complètement rouillé. C’est le signal d’un haut-fond et je constate que le sondeur indique à peine 3 mètres de fond. Walter ne met que quelques minutes pour monter quatre cannes, puis il libère l’amarre et, ça y est, je suis à la pêche au patí !
Pêche au vif en dérive
La stratégie de pêche et les montages associés n’ont rien de compliqué. Il s’agit d’une traditionnelle pêche au vif en plombée. Je suis arrivé les mains dans les poches en demandant à mon guide de fournir tout le matériel de pêche. Les cannes bateau qu’il vient de préparer sont assez courtes, plutôt d’action de pointe, et leur réserve de puissance, que je juge plutôt sérieuse, me rassure sur la taille des poissons que Walter espère attraper. Les moulinets sont garnis de tresse fine. Le bas de ligne est en mono filament et frappé d’un solide hameçon simple. Je m’étonne du lestage très faible (seulement 8 à 10 grammes) pour opérer dans un biotope aussi vaste, où les dérives, les courants et les mouvements d’eau liés aux marées de l’océan doivent forcément être conséquents. Walter, qui a l’air très sûr de lui et n’est pas avare de commentaires, m’explique que c’est volontaire : c’est pour obliger l’appât à sauter, à danser sur le fond avec le balancement du clapot. Il faut dire qu’il n’y a pratiquement aucun risque d’accrochage, puisque les fonds sont constitués quasi exclusivement de sables et d’alluvions qui forment par endroits des substrats de terres plissées. Peu de risque également de voir le montage agripper des végétaux car, dans des eaux aussi turbides, il n’y en a que très peu – les algues et herbiers ne se développant que sur les plages très peu profondes, autour des îles notamment. Du grand classique aussi en ce qui concerne les esches, puisque Walter est arrivé avec un grand seau plein d’anguilas, des petites anguilles marbrées très couramment utilisées par les pêcheurs argentins pour rechercher les dorados ou les surubis. Dans un autre seau godillent une vingtaine de cascarudos, des petits poissons-chats à écailles ossifiées qui leur donnent un air cuirassé. Sur toutes nos sorties, Walter ne dérogera jamais à sa règle de base : trois cannes eschées à l’anguila et la quatrième au cascarudo.
Un poisson difficile à ferrer
Le Melvic (c’est le nom du bateau) dérive lentement et passe progressivement sur des fonds de 5, 7, 8 puis 10 mètres. D’après Walter, ce sont les profondeurs les plus efficientes pour déclencher une touche de patí. On peut parfois attraper des patís entre deux eaux, souvent des gros d’ailleurs, mais faire évoluer ses appâts très près du fond reste la technique la plus sûre. Les quatre lignes dérivent proprement dans le sillage du drift. Nous passons notre temps à les replacer correctement pour que les fils ne se croisent pas. Les vifs travaillent loin du bateau, car nous sortons au minimum 50 à 60 mètres de ligne de chaque moulinet ; c’est ainsi que cela pêche le mieux. Régulièrement, nous relevons les cannes pour que Walter replace son Melvic dans une bonne coulée. C’est aussi le moment pour vérifier nos esches. Je suis aux anges, j’adore ces pêches traditionnelles au vif, cette attente active qui nous laisse le temps de rêver, de s’abandonner aux espoirs les plus fous. Et puis, c’est aussi pour moi l’occasion de retravailler mon espagnol, une langue dont je ne maîtrise que quelques bases, mais que j’adore pratiquer… Le scion carbone de la canne extérieure gauche s’agite soudain nerveusement. Je libère quelques mètres de fil, j’abaisse la canne, puis je ferre amplement. Pendu ! Je ramène ma prise qui s’agite au bout de ma ligne et que j’estime à quelques livres. S’agit-il de mon tout premier patí ? Dans ces eaux très marron sans aucune visibilité, il faut vraiment attendre le dernier moment pour le savoir. Le poisson crève la surface. C’est bien un poisson-chat, mais c’est un moncholo, le bagre blanc (Pimelodus albicans). Je suis un peu déçu, car j’ai déjà pris cette espèce à de nombreuses reprises, beaucoup plus en amont du bassin, sur le rio Juramento situé dans la province de Salta. Nous nous replaçons et Walter, toujours aussi enthousiaste, m’affirme que le patí va venir. Il m’explique que la marée est en train de descendre et que, plus elle sera basse, meilleur ce sera pour nous, car le courant va forcir. Effectivement, dans les heures qui suivent, les alertes et les touches s’enchaînent. Pourtant, malgré mon envie de réussir, j’en gâche plusieurs de suite, soit en ferrant dans le vide, soit en décrochant très vite. J’enrage, mais Walter me dit que c’est normal, que ce sont des patís, qu’ils n’engament jamais entièrement mais prennent toujours l’appât du bout de la gueule et que, comme leurs mâchoires sont très dures, il faut ferrer très énergiquement, à plusieurs reprises, même une fois le combat engagé… La concentration et les conseils de Walter vont finir par porter leurs fruits : j’accroche enfin un second poisson à nos hameçons. Cette fois encore, cela ne me paraît pas énorme et je crains de ramener un autre moncholo. Mais non ! Le poisson qui s’agite dans l’épuisette, agilement maniée par mon guide, est bien mon premier patí ! Il ne fait pas plus de 4 à 5 livres, mais je suis comblé car, même après des centaines de voyages pour la pêche à travers le monde, la mise au sec d’une nouvelle espèce m’émeut toujours autant. J’étale ma prise au fond du bateau, à l’ombre et sur une serviette humide, pour l’observer sous toutes les coutures. Sa peau nue et dépourvue d’écailles brille d’un étonnant bleu plomb irisé de reflets rosés et violacés. Son corps de forme typiquement siluriforme est très musculeux et interagit avec huit nageoires qui sont toutes dépourvues de rayons épineux. La nageoire adipeuse est très étendue et sa caudale, homocerque et très fourchue, est particulièrement développée, ce qui laisse imaginer la puissance des grands sujets. Ses yeux sont logiquement tout petits puisqu’il vit dans une eau aussi trouble, et sa vue médiocre est compensée par la présence de six grands barbillons dont les plus longs font presque toute la longueur du corps. Walter s’amuse de me voir m’émerveiller avec un patí que lui juge bien modeste. Il me promet que nous allons faire mieux, beaucoup mieux…
Un superbe combattant
Les heures et les sorties suivantes allaient me prouver que mon guide, que je trouvais bien sûr de lui, n’avait pas menti. Sans rien modifier à notre approche de la pêche, mais en changeant en permanence de spot pour trouver, dans cette immensité qui paraît tellement uniforme pour le candide qui ne connaît pas les lieux, les dénivelés et les tombants, notamment aux abords des canaux sillonnant les fonds du delta. Les patís peuvent mordre tout au long de la journée, du matin au soir, mais le timing par rapport aux marées est particulièrement décisif. Lorsque l’on s’approche de la pleine mer, la force du courant de flot de l’océan s’oppose aux courants des eaux douces qui s’écoulent vers la mer. Il résulte de cette opposition de forces, qui finissent par s’annuler, une période sans mouvement d’eau dans le rio, très défavorable à la pêche. À l’inverse, en marée descendante, le courant de jusant s’ajoute à celui de l’écoulement des eaux du fleuve, ce qui crée une dynamique très favorable pour l’activité alimentaire des patís. Nous tenterons également quelques heures de nuit, théoriquement favorables, mais sans véritable réussite. C’est donc bien principalement en journée que nous enchaînons les prises, parfois plus d’une dizaine par jour. Les tailles sont variables : 2, 4, 6 et même jusqu’à 7 et 8 kg pour les plus gros. Je suis très content car, lorsqu’ils atteignent ces poids d’une quinzaine de livres en frisant le mètre, ces poissons sont parfaitement représentatifs de l’espèce. Ils opposent une défense extrêmement opiniâtre au bout de la ligne et sont superbes devant l’objectif, les gros sujets s’ornant d’élégantes ponctuations sombres sur le dos et les flancs. Pourtant, Walter n’est pas entièrement satisfait. Il veut un vrai patí géant et a déjà pesté à plusieurs reprises, lors de décrochages, après quelques secondes de combat, de poissons qu’il jugeait plus gros à la simple courbure de la canne et aux premiers démarrages.
Le canal de l’enfer
C’est déjà le jour de notre dernière sortie. Après une nuit passée au cœur du delta, dans une petite cabane de bois sur une île, à quelques minutes seulement de la frontière de l’Uruguay, nous levons l’ancre à 7h00. Ce matin, malgré le ciel tout bleu, la météo est plus agitée et le delta est animé par une houle longue qui déferle en petits rouleaux. Le Melvic fend les vagues en direction de Montevideo, la capitale uruguayenne. Nous coupons les gaz à un endroit où les flots me semblent se creuser encore un peu plus. Walter m’explique que c’est parce que nous sommes à l’endroit le plus profond du delta. Il y a ici un peu plus d’une vingtaine de mètres de fond. Les grands navires commerciaux ne peuvent arriver à Buenos Aires que par le dragage permanent d’un système de canaux qui relie l’Atlantique à la grande capitale. La portion que nous venons d’aborder s’appelle le canal del infierno (le canal de l’enfer). Lorsque les vents océaniques forcissent au point de devenir tempétueux et qu’ils s’engouffrent dans le canal, notre sympathique zone de pêche devient un véritable enfer avec des vagues monstrueuses qui s’élèvent sur des hauteurs inimaginables. Les installations portuaires de Montevideo se dessinent à l’horizon lorsque nous mettons nos cannes à l’eau. Je remarque que, ce jour, pour la première fois, mon guide prend le temps de choisir dans ses seaux à vif les plus grosses anguilas et le plus gros cascarudo pour garnir nos hameçons. Estce dû au spot prospecté, aux conditions météo du jour ou est-ce une sorte de pari tenté par Walter pour cette dernière sortie ? Peut-être les trois à la fois ? Je ne lui pose pas la question et me contente de l’aider à déployer rapidement notre pattern. Les dérives sont rapides et nous multiplions les replacements de l’embarcation en libérant encore plus de freeline pour mieux passer les esches dans ces grands fonds.
Dans un dernier effort
Après une matinée de pêche sérieuse et assidue qui nous a valu deux beaux patís d’une quinzaine de livres et quelques touches ratées, je suis content; je sens la fin de cette session toute proche et je fais un peu traîner la pause déjeuner à bord du Melvic. Mais Walter ne l’entend pas de cette oreille, il me pousse à un dernier effort pour les deux dernières heures favorables avant la pleine mer. Je m’exécute, un peu pour lui faire plaisir… Une heure plus tard, je prends la canne du milieu sur une belle touche insistante. J’abaisse la canne pour accompagner le départ avant de la relever pour un ferrage énergique. Pendu ! Ça a l’air sérieux. Walter hurle pour m’inciter à refaire d’autres ferrages. Ma prise engage sa défense et je comprends vite que ce poisson n’est pas du même calibre. C’est à la fois lourd, puissant et rapide. Lorsque ma capture arrive à l’aplomb du bateau, le blank carbone de la canne affiche une courbure encore jamais prise ces derniers jours. Impossible de distinguer le poisson, qui repart violemment en plongeant mon scion dans l’eau marron du rio à chaque fois que je le pompe vers la surface. La tension est à son comble. Walter m’incite à abréger le combat le plus vite possible, car le risque de décrochage est grand si la bagarre s’éternise. Mon poisson accepte enfin de voir le jour. Sa tête crève la surface, elle est énorme ! La première manœuvre à l’épuisette est ratée, je pense au cauchemar du décrochage… Mais non ! Pour le deuxième essai, le grand poisson-chat s’allonge dans le filet de notre épuisette. Il n’est pas loin des 20 kg. Nous hurlons notre joie, car nous tenons enfin notre patí géant du canal de l’enfer ! Presque plus heureux que moi, Walter me lance, sur un ton à la fois interrogatif et affirmatif: « Conformado? (C’est conforme?) ». Mon guide peut être satisfait du travail accompli, il sait qu’il a rempli son contrat. Le jour baisse lorsque nous revoyons la mégapole de Buenos Aires se dessiner dans le lointain. Alors que Walter ralentit pour passer un haut-fond, nous voyons deux dorados sauter à tribord. Ils brillent de leurs reflets d’or dans les rayons du soleil couchant. Je suis un peu « ailleurs », quel beau séjour de pêche.